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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mathias Enard
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toujours au-dessus de moi : Ce nuage d'absence pleure le vin qui m'enivre.  
    Tes armes ont pour moi les doux coups de l'amour, Je te donne ce royaume, que tu ne le perdes pas.  
     
    Emu aux larmes par cette déclaration, le vizir décida de trahir une seconde fois ; il retourna son armée contre les chrétiens par surprise et, après une rude bataille, entra en vainqueur dans la ville.
    Il déposa les armes devant le prince en signe de soumission.  
    Le sultan l'invita chez lui le soir même.  
    Il le prit dans ses bras avec tendresse, puis, sans hésitation, il tira son épée et le déchira de l'épaule jusqu'en travers de la poitrine.  
    Le vizir expirait par terre ; il n'entendit pas les mots de son ami :  
     
    Tu n'as pas su t'élever à la hauteur de l'amour  
    Et prendre tel le faucon ce qui était à ta portée  
    La proie était à toi, tu l'as laissée passer  
    Les amants sont cruels s'ils voient faiblir l'aimé.
    Cette bataille que j'ai gagnée, je la perds.
    Ce sol que je défends sera pour moi un désert,
    Et les âmes de ceux que j'ai assassinés,
    Mes gardiens pour l'éternité.
     
    Tu as écouté cette histoire ? Elle est vraie, prends garde. Tu te refuses à mes caresses. Je pourrais avoir une épée moi aussi. T'ouvrir en deux pour ton mépris. Je suis là et tu me rejettes. Tu dors, qui sait. Tu respires doucement. La nuit est longue. Tu ne me comprends pas, peut-être. Tu te laisses bercer par les accents de ma voix. Tu as l'impression d'être ailleurs. Tu n'es pas loin, pourtant. Pas bien loin de chez toi. Tu es là où je me trouve, tu le sais. Tu y viendras ; peut-être un jour te rendras-tu à l'évidence de l'amour comme le vizir. Tu donneras libre cours à ta passion. Décide-toi, comme l'oiseau de proie. Décide-toi à me rejoindre du côté des histoires mortes.  

 
     
     
     
     
     
    Michel-Ange ne parlera pas de cette nuit dans le calme de la chambre au-delà des eaux douces de la Corne d'Or, ni à Mesihi, ni à Arslan, encore moins à ses frères ou, plus tard, aux quelques amours qu'on lui connaît ; il garde ce souvenir quelque part dans sa peinture et dans le secret de sa poésie : ses sonnets sont la seule trace incertaine de ce qui a disparu à jamais.
    Mesihi, quant à lui, exprimera plus clairement sa douleur ; il composera deux ghazal sur la brûlure de la jalousie, douce brûlure, car elle fortifie l'amour en le consumant.  
    Il a passé la nuit à boire, seul lorsque leur hôte s'est retiré à son tour, vaincu par la fatigue ; il a vu la beauté andalouse quitter discrètement la maison, à l'aube, enveloppée dans un long manteau ; il a attendu patiemment Michel-Ange, qui a évité son regard ; il a traîné le sculpteur épuisé jusqu'aux bains de vapeur, a convaincu son âme déchirée de s'en remettre à ses mains ; il l'a baigné, massé, frotté fraternellement ; il l'a laissé s'assoupir sur un banc de marbre tiède, enveloppé dans un linge blanc, et l'a veillé comme un cadavre.
    Lorsque Michelangelo quitte sa torpeur et s'ébroue, Mesihi est toujours auprès de lui.
    Le sculpteur est empli d'une énergie éblouissante, malgré l'alcool ingéré la veille et le manque de sommeil, comme si, en se débarrassant des squames et de la crasse, il s'était défait du poids des remords ou des abus ; il remercie le poète de ses soins et lui demande d'avoir la gentillesse de le raccompagner à sa chambre, car il souhaite se remettre au travail.
    En retraversant la Corne d'Or, Michel-Ange a la vision de son pont, flottant dans le soleil du matin, si vrai qu'il en a les larmes aux yeux. L'édifice sera colossal sans être imposant, fin et puissant. Comme si la soirée lui avait dessillé les paupières et transmis sa certitude, le dessin lui apparaît enfin.
    Il rentre presque en courant poser cette idée sur le papier, traits de plume, ombres au blanc, rehauts de rouge.
    Un pont surgi de la nuit, pétri de la matière de la ville.  

 
     
     
     
     
    Buonarroto,  
    J'ai reçu ta lettre et te comprends. Pardonne que je n'écrive pas plus, sache que je suis écrasé de labeur. Je vais œuvrer jour et nuit pour achever rapidement mes travaux et vous rejoindre au plus tôt.  
    Je pense à Giovan Simone et à l'argent, je trouverai bientôt quelque arrangement, si Dieu me prête vie.  
    Tu peux dès à présent aller voir Aldobrandini et lui réclamer un acompte sur le prix de la dague. Il ne sera pas déçu. Jamais personne n'en a vu d'aussi belle, je le

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