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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mathias Enard
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qu'on la montre tout simplement sur une table, mais l'étiquette veut que l'on ne puisse présenter au souverain que des objets nobles.  
    Bayazid ne cache pas sa joie.  
    Il arbore un large sourire.  
    Il félicite le sculpteur lui-même, directement, et va même, chose rarissime, jusqu'à le remercier en langue franque.  
    Les ambassadeurs de Venise ou du roi de France ne sont pas aussi bien reçus.  
    Bayazid donne solennellement l'ordre au mohendesbashi de débuter les travaux le plus tôt possible.  
    Puis l'ombre de Dieu sur terre fait approcher le Florentin et lui remet un parchemin roulé, revêtu de son toghra, son sceau calligraphié ; Michel-Ange s'incline respectueusement.  
    On lui signifie ensuite son congé.  
    L'entrevue a duré quelques minutes à peine, mais l'artiste a eu le temps de dévisager le sultan, de remarquer la constitution robuste, le nez aquilin, les grands yeux sombres, les sourcils noirs, les marques de l'âge autour des pommettes ; s'il ne détestait pas tant les portraits, Michel-Ange se mettrait à dessiner immédiatement, avant d'oublier les traits du grand seigneur.  

 
     
     
     
     
    Michel-Ange est furieux, rouge de colère, il brise deux fioles d'encre et un petit miroir, envoie bouler sans ménagement le singe à l'autre bout de la pièce puis rappelle Manuel le drogman qui, après lui avoir traduit le rouleau offert par le sultan, a cru plus sage de s'éclipser.
    — Trouvez-moi Mesihi, crie-t-il.
    Manuel s'exécute aussitôt et revient une heure plus tard en compagnie du poète secrétaire.
    — Qu'est-ce que c'est que ça, demande l'artiste en désignant le papier, sans autre préambule, sans même saluer celui qui aimerait tant être son ami.
    — C'est un cadeau du sultan, maestro. Un titre de propriété. Un immense honneur. Les étrangers sont exclus de ces bénéfices. A part toi, Michelagnolo.  
    Mesihi est à la fois triste et fâché du courroux de Michel-Ange. Comment ne comprend-il pas que ce parchemin représente un hommage exceptionnel ?
    — Tu me dis que je suis propriétaire d'un village dans une contrée perdue dont j'ignore tout, c'est cela ?
    — En Bosnie, c'est exact. Un village, les terres qui s'y rattachent et tous leurs revenus.
    — C'est donc cela mes gages ?
    — Non maestro, c'est un présent. Tes gages te seront versés une fois le chantier avancé.  
    Mesihi s'en veut de décevoir ainsi l'objet de sa passion ; s'il le pouvait, il couvrirait d'or Michel-Ange à l'instant même.  
    Le Florentin s'assoit et se prend la tête entre les mains de chagrin.  
    Turcs ou romains, les puissants nous avilissent. Mon Dieu ayez pitié.
    Michel-Ange comprend que Bayazid le tient en son pouvoir jusqu'à ce que bon lui semble.  
    Il regarde Mesihi avec haine, avec une telle haine que le poète, s'il n'était pas au moins aussi orgueilleux que le sculpteur, en éclaterait en sanglots.  

 
     
     
     
     
     
    C'est la deuxième nuit. Le feu projette ses lueurs orangées jusque sur ton épaule. Tu n'es pas ivre.
    Tu es un enfant, inconstant et passionné. Tu m'as contre toi, tu n'en profites pas. A quoi penses-tu ? A qui ? Tu n'as que faire de mon amour. Je sais qui tu es.
    On me l'a dit.
    Tu es un esclave des princes, comme moi des taverniers et des proxénètes.
    Peut-être as-tu raison. Peut-être le meilleur de l'enfance est cette rage obstinée qui nous fait briser le château de bois s'il n'est pas parfait, conforme à nos désirs. Peut-être ton génie t'aveugle-t-il. Je ne suis rien à côté de toi, c'est certain. Tu me fais trembler. Je sens cette force noire qui va tout briser sur son passage, tout détruire de ses certitudes.
    Tu n'es pas venu jusqu'ici pour me connaître, tu es venu pour construire un pont, pour l'argent, pour Dieu sait quelle autre raison, et tu repartiras identique, inchangé, vers ton destin. Si tu ne me touches pas tu resteras le même. Tu n'auras rencontré personne. Enfermé dans ton monde tu ne vois que des ombres, des formes incomplètes, des territoires à conquérir. Chaque jour te pousse vers le suivant sans que tu ne saches l'habiter vraiment.  
    Je ne cherche pas l'amour. Je cherche la consolation. Le réconfort pour tous ces pays que nous perdons depuis le ventre de notre mère et que nous remplaçons par des histoires, comme des enfants avides, les yeux grands ouverts face au conteur.
    La vérité, c'est qu'il n'y a rien d'autre que la souffrance et que nous essayons d'oublier, dans des bras

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