Pour les plaisirs du Roi
Chapitre I
A u cours de ma vie, les femmes m'ont beaucoup donné, je le confesse. J'ai toujours pris garde de ne rien leur rendre : cela a fait ma fortune. Mais croyez-le bien, vous qui vous plaisez aujourd'hui à fustiger mes mauvaises manières, j'ai corrompu mes sens sans l'aide de personne. Dans mon enfance, aucun de mes chers parents ne me donna jamais l'exemple de mœurs libertines. Mon père connut ma mère, et ma mère connut mon père. Ce fut tout. Leur lit conjugal n'accueillit que de légitimes ébats, seulement dédiés à la survivance d'une glorieuse lignée. Enracinés depuis plus de quatre siècles à Lévignac, dans la sénéchaussée de Toulouse, les du Barry ont été de toutes les grandes affaires du royaume. Notre souche a même poussé ses branches jusque outre-Manche, où nos cousins se sont fait une honorable place près du trône d'Angleterre. Mais un ancien lignage n'a jamais suffi à faire prospérer une descendance. Homme débonnaire par nature, mon père ne comprit jamais les subtilités de la gestion d'un domaine. Le nôtre était certes étendu, mais sa conduite aurait nécessité une poigne de fer. Au lieu de cela, mon père laissa toujours la bride sur le cou à ses métayers. Et si je m'avoue un fidèle lecteur de Jean-Jacques, je dois cependant reconnaître que la bonté a rarement aidé le grain à pousser, ni les récoltes à rentrer. Dans le domaine des du Barry, chacun cultivait son champ et le maître percevait annuellement les miettes que ses paysans voulaient bien lui céder. Ainsi, lorsque la nuit du lundi 17 mai 1723, je fis mon entrée dans le monde, notre dynastie était presque déjà entièrement ruinée. Seul un très pingre cousin au second degré de mon père conservait une fortune digne de ce nom. Quelques années plus tard, l'avarice de ce parent allait me rendre un précieux service, car, moi non plus, je ne fis jamais montre d'un grand talent de propriétaire, ni d'ailleurs de gestionnaire.
Né sans fortune, je n'en ai pas pour autant hérité de la tempérance de mes parents. Fiers de leur lustre passé, ils se satisfaisaient pleinement de leur condition désormais modeste, et il suffisait à mon père de pouvoir, une fois l'an, rassembler quelques amis, parents et alliés à l'occasion de la Noël pour que sa soif de mondanité soit étanchée. Tout au long de l'année, il vaquait à de domestiques occupations, entrecoupées de longs séjours dans sa bibliothèque où il se plongeait dans les riches heures de notre famille. Longtemps, il prétendit être occupé à la rédaction d'un armorial familial dont toutes les branches seraient représentées. Le jour de sa mort, l'ouvrage n'était toujours qu'un tronc dont la seule et unique feuille était remplie d'une petite écriture très fine que personne n'arriva jamais à décrypter…
Bref, le peu de relief de mon entourage familial me laissa très tôt le loisir de me consacrer à ma seule personne et aux quelques qualités dont le ciel avait bien voulu me doter. D'une constitution honnête, mes traits somme toute ordinaires étaient compensés par une taille élevée : à l'âge de quinze ans, j'atteignais déjà cinq pieds six pouces 1 . Plus tard, j'eus maintes fois l'occasion de vérifier comment une haute stature était gage de bonne grâce auprès du commun des mortels, bourgeois ou gentilshommes. Et un grand à la mine louche sera toujours reçu avec plus de déférence qu'un courtaud à l'amicale physionomie. Ainsi va le monde. Ni laid ni beau, donc, je devais compter sur d'autres artifices pour espérer m'extraire de la banalité de mon quotidien 2 . Si cependant d'aucuns ont du talent pour la musique, le négoce, la guerre ou l'exercice du pouvoir, je m'avoue assez médiocre dans toutes ces disciplines. En revanche, deux qualités se sont fait très vite jour chez moi : l'éloquence et la ruse. Tout jeune, je sus emporter les faveurs grâce à la conviction de ma conversation et à ma manière de tirer profit des ingénus. Je ne sais d'où me viennent ces traits, mais j'aurais pu convaincre mes camarades d'avaler la boucle de leurs chaussures si je l'avais désiré. Une des premières fois qu'il m'a été donné d'exercer ce talent à des fins toutes personnelles, j'avais douze ans.
Une cousine de trois ans mon aînée venait régulièrement de Toulouse avec sa mère pour nous visiter. Elles restaient quelques jours, améliorant un peu la platitude de notre vie campagnarde en nous faisant
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