Pour les plaisirs du Roi
la désolation.
Et quand les prélèvements du fisc s'adoucissaient, c'étaient les vicissitudes de la nature qui imposaient leur dîme. Depuis le début du siècle, le ciel laissait peu de répit aux hommes et des décennies successives de très grands froids lors de longs hivers avaient meurtri les campagnes. Dans la nôtre s'ajoutaient plusieurs mauvaises épidémies qui achevèrent d'épuiser la population et la terre. Chaque génération avait connu sa famine : la mémoire des anciens était encombrée de ces récits où la faim inspire aux hommes des appétits de bêtes. Et quoi de plus naturel pour des animaux que de s'entre-dévorer ? En 1730, plus de quinze de nos gens périrent de la disette ou de froid au cours du seul mois de janvier, nous racontait souvent mon père. Cet hiver-là, ma famille dut quitter Lévignac pour se retrancher derrière les murs de Toulouse. À cinq lieues à peine de chez nous, un vieux gentilhomme et sa sœur n'eurent pas le même à-propos. Une bande de paysans rendus à moitié déments par la faim et le mauvais vin qu'ils avaient pillé dans une église voisine assiégèrent leur demeure avant de les massacrer, puis de les rôtir, eux et leurs trois chiens.
Peut-être que, dans des temps futurs, d'aucuns auront du mal à croire à ces macabres chroniques. Pourtant, elles sont pures vérités, et ces maux seront inexorablement causes de grands désordres pour le royaume si l'on ne prend garde d'y remédier. Car nos paysans peuvent être débonnaires, mais la misère les poussera à des extrémités que l'on ne soupçonne pas sous les lambris des beaux salons. Je veux d'ailleurs en donner ici un autre exemple qui édifiera mon lecteur sur la brutalité de ces gens.
En 1719, quatre années avant ma naissance, une éclipse de soleil plongea les campagnes du royaume dans un profond désarroi. Pour tous ces êtres frustes et superstitieux, l'événement ne pouvait laisser présager que de terribles bouleversements. Sous la férule d'un fringant curé fraîchement sorti du séminaire, on multiplia à Lévignac les actions de grâce et les processions pour conjurer le mauvais sort. Lors de vibrants sermons, le zélé ecclésiastique en profita pour fustiger toutes les vilaines mœurs de ses ouailles. Mais là encore, Dieu, la Nature ou le Hasard, je ne sais, – ou peut-être tous en même temps – donna raison aux oiseaux de mauvais augure : quelques jours plus tard, une terrible tempête de grêle moissonna le blé en herbe et laissa derrière elle les champs dévastés. Le jeune curé ne tarda pas à faire les frais du cataclysme. Dévots, nos paysans le chargèrent d'une mission en pénitence auprès du Tout-Puissant. Un matin, on le retrouva pendu dans le presbytère de l'église, le ventre ouvert de haut en bas. L'affaire fut enterrée en même temps que lui.
Voilà pour quelques-unes de ces anecdotes champêtres qui rappelleront à certains que nos campagnes ne sont pas toujours habitées de frais moutons blancs, de gentils fermiers ou de tendres bergères. Nos gens sont ainsi : le défaut d'éducation et la superstition sont les deux mamelles de leurs vices. Je sais que Jean-Jacques pensait les humains naturellement bons, mais si le citoyen de Genève avait mieux connu nos campagnes, il en aurait sûrement rabattu. Sous nos latitudes, les hommes sont d'une espèce dont on fait les fanatiques. Sur notre domaine, je pris vite la mesure de ce mal, auquel s'en ajoutait un autre, tout aussi endémique : la fertilité du ventre des femmes. À lui seul, un de nos métayers avait engendré pas moins de vingt et un rejetons. Neuf enfants seulement avaient dépassé la dixième année. Dur à la besogne, il s'employa à user trois épouses, dont la dernière lui ressemblait d'ailleurs étrangement. L'abbé de la paroisse avait depuis longtemps renoncé à triompher de l'inceste. Chacun le pratiquait, sans même parfois le savoir. L'essentiel était de produire toujours plus de bras, oubliant qu'en plus de ces deux appendices c'était une nouvelle bouche qui s'invitait autour de la table à chaque naissance. C'était sans fin ni solution. Miséreux, ils naissaient, pauvres, ils vivaient, encore plus misérables, ils mourraient.
Arrivé à cet instant du récit, le lecteur voudra bien convenir que ce qui y est relaté offrait bien peu de perspectives à un gentilhomme d'honnête naissance. Mal marié, entouré de proches malveillants, tourmenté par les créanciers, à la merci de
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