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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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l’excellence de son affaire, un client
domicilié à Nantes, Nantes, notre capitale, gavée de commerces en tous genres,
Nantes, l’ultime recours, où l’on trouve justement ce qui fait défaut ailleurs,
de sorte qu’un Nantais venant faire ses emplettes chez nous, c’est le monde à
l’envers, le soleil qui se lève à l’ouest, le fleuve qui remonte à sa source et
la pluie vers les nuages. Ce qui secrètement nous réjouissait, même si devant
elle nous feignions l’ennui quand elle entonnait son refrain sur les mérites de
son commerce, agacés par cette antienne à laquelle on ne coupait pas, sorte de
droit de visite que nous devions acquitter avant d’être autorisés à aborder
d’autres sujets, même si loin d’elle nous étions ses plus fervents apologistes.
Mais c’était ce ton surtout qu’elle prenait pour tenter de mettre en avant ses
qualités de commerçante hors pair sachant mêler humanité et sens des affaires,
esprit d’initiative et bilan de fin d’année, compassion et coup d’œil, ce que
lui reconnaissait ses plus fervents adeptes dont elle nous rapportait
maladroitement les propos flatteurs à son sujet, se dressant une couronne de
lauriers dont elle n’osait se coiffer de crainte du ridicule et qu’on l’accuse
de manquer de simplicité, si bien que, concernant le chaland nantais, nous
minimisions l’événement en soulignant, par exemple, un lien de parenté avec
telle famille du pays, à quoi elle répliquait que si celui-là, aussi au fait
des affaires, avait choisi de venir chez elle, ce n’était pas par défaut, mais
en connaissance de cause, ce qui accroissait encore son avantage, la sacrait
reine dans sa catégorie : cadeaux, listes de mariage, mettant KO tous les
orgueilleux prétendants de la grand-ville, et c’est alors qu’elle sortait de sa
manche une carte décisive : d’ailleurs un monsieur très bien, avec
beaucoup de classe.
    Car si elle avait adopté la cause des plus humbles, ce qui
la confortait dans son choix c’était que de temps en temps un homme ou une
femme distingués franchissent le seuil de son magasin, en vantent sincèrement
devant elle l’abondance et la sûreté du goût, affirmant n’avoir jamais rien vu
de semblable, et n’imaginant pas tomber sur une telle merveille en un tel
endroit (d’autant qu’elle se montrait très sensible à la distinction masculine,
qui passait par un port droit, une élégance naturelle et un parfait
savoir-vivre – Louis Jourdan, par exemple, un peu plus connu que Jean
Tissier pour quelques apparitions hollywoodiennes). Mais ceux-là désormais qui
formaient sa clientèle périphérique étaient interdits d’accès par les travaux
de terrassements, repoussés par les divisions de pelles blindées, détournés au
pied de la colline. Enfermée dans sa citadelle, Anne, sœur Anne, ne voyait rien
venir. Elle désespérait après sa cavalerie gauloise, celle qui devait briser
l’étau, ouvrir une brèche à travers les lignes de fortifications et la sauver
du dépérissement.
    Ce qui entrait dans son magasin, c’était surtout la
poussière qui recouvrait la marchandise d’une fine pellicule blanche qu’elle
entreprenait chaque jour d’épousseter, et qui se redéposait le lendemain, la
contraignant à reprendre son chiffon. Pour rien, en fait, sinon comme le soldat
d’un fortin isolé continuant d’astiquer ses armes dans l’ignorance de la fin de
la guerre, car le barrage était quasi imperméable. Mais imperméable, pas tout à
fait : bientôt, à la suite de pluies abondantes, c’est l’eau qui envahit
son sous-sol, endommageant une partie de sa marchandise, et c’est comme si de
ce moment ses ultimes défenses avaient sauté. Nous livrant un inventaire
détaillé de ses malheurs présents, dénonçant le complot dont elle se sentait la
victime désignée, donnant des noms, rageant contre son impuissance et le sort
injuste qui s’acharnait contre elle, pour la première fois, notre vaillante
pleura au téléphone. Elle qui avait le sentiment d’avoir définitivement vaincu
l’adversité, au point parfois de se montrer sévère avec ceux qui ne trouvaient
pas en eux la force de se ressaisir, voyait soudain la maîtrise des événements
lui échapper. Elle subissait. Cette capacité à faire le gros dos, c’est-à-dire,
pour elle, faire la moue et n’en penser pas moins, cette arme dont elle avait
usé au cours de sa marche triomphale de femme seule, soudain se

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