Pour vos cadeaux
de
raison claire de mettre la clé sous la porte, et surtout pas celle-là qui
stipulerait, au nom d’on ne sait quel décret, que passé un certain âge il faut
passer la main. On ne sait d’ailleurs plus si ce qui la motive c’est le plaisir
qu’elle trouve à la bonne marche de ses affaires ou bien ce défi qu’elle lance
à tous ceux qui aimeraient bien la voir arrêter. Car, enfin, vous n’allez pas
pouvoir continuer longtemps comme ça. Elle hoche doucement la tête, répond
évasivement que bien sûr, un jour, on verra, l’année prochaine, peut-être.
Visiblement, ça dérange, cet entêtement, ce refus de se plier aux normes. La
retraite ? Jamais, a-t-elle répondu une fois. Ce qui ne manquait pas de superbe.
Mais elle sait bien que toutes les choses ont une fin. C’était d’abord, cette
réplique théâtrale, de la pure malice, pour la joie de contempler l’air dépité
de qui la poussait dans ses retranchements. La décision d’arrêter se
prendrait-elle, un matin, à l’heure du petit déjeuner, au moment où sonnent
neuf heures au clocher, c’est-à-dire qu’au lieu de se précipiter pour ouvrir la
porte du magasin, elle resterait assise calmement à tremper sa tartine beurrée
dans son café au lait, tout en détaillant la page Avis de décès de son
quotidien, voilà qui sans doute correspondrait mieux à sa façon de faire. De ce
moment elle basculerait dans sa nouvelle vie, sans une plainte, sans manifester
le moindre regret, se soumettant à ce nouvel ordre des choses, balayant trente
années d’immersion complète d’un c’est du passé, n’en parlons plus.
L’empêchement à cette résolution idéale, c’est qu’elle ne peut plier boutique
comme un vendeur ambulant qui, à la vue d’un contrôleur, relève précipitamment
les quatre coins de la nappe, posée à même le sol, qui lui sert d’étal, et, son
baluchon sur le dos, s’éloigne sans demander son reste.
Notre maman, son magasin replié dans un grand mouchoir noué
passé à l’extrémité d’un bâton, s’éloignant comme Chariot, de dos, partant
rejoindre son grand Joseph dans l’au-delà, tandis que le disque de lumière se
rétrécit pour se réduire à un point, c’est sûr qu’un tel final nous plairait.
Lumière, applaudissements, la salle debout où l’on reconnaît ses petits mariés,
et nous, au dernier rang, pleurant dans nos mouchoirs, et bientôt gagnés par un
fou rire, car Chariot, tout de même, imaginant notre maman, de l’autre côté de
l’écran, plus feu follet que jamais se livrant à une série d’entrechats, voilà
qui cadrerait bien. Mais la réalité est plus délicate. La décision d’arrêter
son affaire devait se prendre bien en amont et impliquait une série
d’humiliations : stopper les achats, renvoyer bredouilles les
représentants de commerce, voir peu à peu les rayons se vider, les clients
trouver de moins en moins leur fortune, repartir déçus, propager la mauvaise
nouvelle, et du coup l’impensable, l’insoutenable : notre maman seule au
milieu des invendables de son magasin. Et puis, ce qui équivalait à un
quasi-arrêt de mort pour elle : renoncer une première fois à enregistrer
la demande de deux petits fiancés entrant pleins d’espérance dans cette caverne
d’Ali Baba. Ils ont la vie devant eux, ils ne demandent qu’à la partager avec
elle, et délibérément elle doit renoncer à cette transfusion de jeunesse.
Autant dire, ce jour-là, c’est cuit.
Alors que longtemps vous avez essayé de vous en mêler, de
donner votre avis, d’envisager des solutions qu’elle-rejetait en bougonnant
(car le magasin et la maison ne font qu’un, comment abandonner l’un sans
quitter l’autre ? elle vous fait comprendre en secouant la tête que comme
d’habitude vous ne comprenez rien à rien), il vous apparaît enfin que le mieux
est de la laisser faire, à son idée, comme elle le sent, et de ne plus
l’embêter avec ces histoires. Comme vous l’aidez à déballer l’un des volumineux
cartons apportés par un livreur, écartant les virgules de polystyrène qui
servent à caler la marchandise, vous lui faites remarquer que si elle tenait
une mercerie ce serait plus simple, tout de même, du coup elle pourrait envisager
sans problème de continuer jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Oui, mais ça, tout le
monde peut le faire, répond-elle, à son habitude lapidaire, dévoilant ainsi
l’un des ressorts de son incessante activité. Entendu, maman.
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