Pour vos cadeaux
Grignon de
Montfort –, où l’on invite encore une nombreuse famille à se réjouir du
bonheur des nouveaux mariés. Mais c’est un argument qui n’est pas recevable à
ses yeux. Si les jeunes viennent en foule déposer dans son magasin leur liste
de mariage, c’est grâce à ses seuls talents. Elle se métamorphose ainsi en une
sorte de marieuse en second qui consolide les unions autour d’un service de
table (si les deux prétendants ne parviennent pas à s’accorder sur le décor
d’une assiette, elle ne donne pas cher de leur avenir commun), de sorte que, si
l’on se marie encore, il n’est pas exagéré de penser que c’est pour avoir
affaire à elle et dire à toute la noce que cette femme est décidément unique,
sur qui le temps ne semble pas avoir de prise.
Vous parlez avec elle. C’est plus facile maintenant que vous
avez décidé qu’elle ne vous énerverait plus, même si les propos échangés sont
les mêmes qui, il n’y a pas si longtemps, - vous faisaient bouillir. Ses
manies, au lieu qu’elles vous irritent, à présent vous amusent. Enfin, un peu.
C’est-à-dire qu’il ne faut pas trop pousser, mais vous avez renoncé à l’en
faire changer. Vous acceptez que, quelle que soit l’heure tardive, il est vain
de tenter de la convaincre de remettre au lendemain le lavage de la vaisselle,
parce qu’après tout elle n’a pas tout à fait tort lorsqu’elle affirme qu’une
table encombrée des vestiges du repas de la veille lui gâche le plaisir du
petit déjeuner. Et donc à deux heures du matin vous supportez qu’elle vous
fasse une remarque à propos de cette buée légère sur un verre que vous avez
entrepris de laver selon ses canons, c’est-à-dire la verrerie en premier lieu,
puis la porcelaine, les couverts et enfin les ustensiles de cuisine. Vous
supportez, alors que vous cherchez à lui éviter une corvée, qu’elle demeure
derrière vous à distiller ses commentaires sur votre drôle de façon de faire.
Autrefois, vous auriez planté sur-le-champ la vaisselle, avec une formule du
genre puisque c’est comme ça, en laissant votre mère stupéfaite, mais enfin
qu’est-ce que je lui ai dit ? comme si vraiment vous étiez d’une
susceptibilité excessive, et qu’on ne pouvait jamais vous faire la moindre
remarque. Mais c’est fini maintenant. Vous avez décrété unilatéralement une
sorte de paix des braves, en étant bien conscient que la bravoure est de son
côté. Vous avez soldé les derniers arriérés, les ultimes ressentiments. Elle a
vécu sa vie, et de son point de vue elle a fait de son mieux. Au nom de quoi
lui chercher noise ? Le temps qui reste à passer ensemble nous est
forcément compté. Alors on ne va pas se chamailler sous prétexte qu’il y a
longtemps elle aurait dit ci ou ça, dû faire ci plutôt que ça. Considérons
simplement que, quand on naît Annick Brégeau, un cinq juillet mil neuf cent
vingt-deux à Riaillé Loire-Inférieure, ça permet certaines choses, et pas
d’autres. Ça permet, par exemple, de réussir à élever seule trois enfants de
neuf, onze et quatorze ans alors qu’on se retrouve veuve à quarante et un ans,
et que cela semble bien tôt pour se mettre en congé de la vie. Ça permet aussi,
aux commandes d’un petit commerce de campagne spécialisé en articles de ménage,
de tenir tête à quinze hypermarchés concentrés dans un périmètre d’une
trentaine de kilomètres, ce qui, ce cas d’école, ce pied-de-nez aux
fondamentaux de l’économie, dénote un caractère bien trempé au service d’un
vrai sens des affaires. Ce qui, mon tout, n’est pas rien, d’autant que nul
n’eut à s’en plaindre. Et sans doute, pas même le disparu du vingt-six
décembre. Son petit Loup aura fait du beau travail.
Comme elle a le sentiment de n’avoir pas eu tout à fait son
compte, elle a décidé qu’il n’était pas encore l’heure de prendre une décision
concernant la cessation de ses activités. Aussi longtemps que la jeunesse
propagera son nom avec gourmandise de bouche à oreille à travers tout le
canton, tant que son cerveau emmagasinera qui se propose d’offrir quoi à qui
(elle mène jusqu’à dix listes de mariage en même temps, ce qui l’oblige à
composer avec plus d’un millier d’invités), tant que ses jambes la porteront à
la vitesse d’un courant d’air entre le magasin et l’entrepôt, lui feront avaler
cent fois par jour les escaliers qui mènent au sous-sol, elle ne voit pas
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