Pour vos cadeaux
Dédette, la plus jeune sœur : Annick, c’était sa
favorite.
Ce qui n’a l’air de rien, ce soupçon de préférence, rien que
de très banal dans l’histoire des familles, et l’on ne décèle pas même une
pointe d’amertume dans l’aveu de la benjamine, la plus enjouée des sœurs, la
plus délurée aussi, dont on sait qu’elle avait d’autres chats à fouetter, mais
la conséquence de cette prédilection à demi affichée, c’est qu’elle donne en
douce à notre mère un premier homme dans sa vie. Du coup, on y regarde à deux
fois. Cette image d’elle dans sa jeunesse, répercutée à l’envi, d’Annick la
discrète, la méticuleuse, qui confectionne de délicats chaussons en feutre, il
convient d’y apporter quelques retouches. Car enfin, ses journées libres, c’est
bien dans l’atelier paternel qu’elle choisit de les passer, et non dans le
magasin, où elle ne met jamais les pieds. On la reconnaît sans peine au milieu
des ouvrières, assise de profil, jambes croisées, identifiable à son long nez
droit et fin, entièrement absorbée par son ouvrage, un dé chapeautant le majeur
de sa main droite légèrement en suspension de manière à ne pas gêner le travail
du pouce et de l’index. On se rappelle son leitmotiv, quand elle le cherchait
dans la boîte à couture : je ne peux pas coudre sans dé, ce qui suffisait
à disqualifier ceux et celles qui prétendaient s’en passer, et comment elle
enfilait en un clin d’œil le fil dans le chas de l’aiguille, expliquant que
c’est le fil qu’on approche de l’aiguille et non l’inverse, à quoi l’on
reconnaît les néophytes, et, si l’on suit son exemple, il n’est pas nécessaire
pour parvenir à ses fins de rêver d’un trou de serrure et d’humecter
abondamment l’extrémité du coton récalcitrant, ce qui déclenchait son grand
rire moqueur, pour ce qu’elle appelait des « aiguillées de feignants »,
une expression du métier, qui consiste à prévoir trop long de fil pour n’avoir
pas à réenfiler, et oblige à tirer l’aiguille très haut, à bout de bras, au
lieu qu’elle, avec une économie de gestes, décrit de petits cercles spiralés,
méthodiquement, sans précipitation, la main ne s’éloignant jamais de l’ouvrage,
faisant corps avec lui, et il semble que ce sont les deux bords du temps
qu’elle ravaude, que les heures, comme hypnotisées par cet étrange moulin à
prières, sont invitées à prendre la pause, jusqu’à ce que, l’ouvrage terminé,
elle se penche et cisaille d’un coup de dents l’aiguillée, le bouton de votre
chemise recousu sans que vous ayez eu besoin de la retirer – et bien
sûr nul risque d’être transpercé par l’aiguille au cours de l’opération, et, pour
ce qui est de la solidité de son intervention, elle s’en est assurée en tirant
sur le bouton, pour lequel elle a confectionné un pied de fil enroulé de façon
à intégrer l’épaisseur de la boutonnière, et avant qu’il ne cède à nouveau
votre chemise tombera en lambeaux. Et puis cet art de la reprise, ce tissage
savant au-dessus du vide, tel ce mouchoir déchiré ou mité, raccommodé par ses
soins, en tout point comparable à une tapisserie d’Aubusson, qu’il eût fallu
encadrer, tant il méritait, ce chef-d’œuvre inconnu, de figurer aux côtés des
plus hauts sommets de la modernité. Mais tout ça, cette application quasi
religieuse, pour qui, sinon pour celui qui commande l’ouvrage ? Pourquoi
aurait-elle intrigué, comme les jeunes filles empressées d’aller au bal, comme
sa petite sœur Dédette, par exemple, l’antithèse, la débordante de vie, quand
son plaisir à elle consistait à s’installer une aiguille à la main près de son
père, ou à prendre place à ses côtés sur le siège avant de la voiture pour des
expéditions dont ils sont peut-être le principal prétexte - ce qui fait qu’ils
étaient ensemble lorsqu’il renversa un homme qui traversait imprudemment la
chaussée près de Nort-sur-Erdre, et que ce drame – car le bousculé
quelque temps après en mourut –, elle attendit longtemps, c’est-à-dire la
conscience de sa fin plus ou moins programmée sinon prochaine, avant de
l’évoquer, s’étonnant qu’elle ne nous en eût jamais parlé, or de cela nous
sommes certains, qui eût occupé dans nos esprits une place aussi importante que
les bombardements de Nantes, ce qui signifie que loin de l’avoir oublié, elle
l’avait gardé dans un coin de
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