Quand un roi perd la France
fois, j’ai tenu la tiare entre mes
mains ; trois fois ! Tant pour Benoît XII que pour
Clément VI, ou que pour notre actuel pontife, c’est moi, en fin de lutte,
qui ai décidé de la tête sur laquelle la tiare serait posée. Mon ami Pétrarque
m’appelle le faiseur de papes… Pas si bon faiseur que cela, puisque ce ne put
jamais être sur la mienne. Enfin, la volonté de Dieu… Ah ! l’étrange chose
qu’un conclave ! Je crois bien que je suis le seul des cardinaux vivants à
en avoir vu trois. Et peut-être en verrai-je un quatrième, si notre
Innocent VI est aussi malade qu’il se plaint de l’être…
Quels sont ces toits là-bas ?
Oui, je reconnais, c’est l’abbaye de Chancelade, dans le vallon de la
Beauronne… La première fois, certes, j’étais trop jeune. Trente-trois ans,
l’âge du Christ ; et cela se murmurait en Avignon, dès qu’on sut que
Jean XXII… Seigneur, gardez son âme dans votre sainte lumière ; il
fut mon bienfaiteur… ne se relèverait pas. Mais les cardinaux n’allaient pas élire
le plus jeunot d’entre leurs frères ; et c’était raisonnable, je le
confesse volontiers. Il faut en cette charge l’expérience que j’ai acquise
depuis. Tout de même, j’en possédais assez, déjà, pour ne point m’enfler la
tête de vaines illusions… En faisant suffisamment chuchoter aux Italiens que
jamais, jamais, les cardinaux français ne voteraient pour Jacques Fournier,
j’ai réussi à précipiter leurs votes sur lui, et à le faire élire à
l’unanimité. « Vous avez élu un âne ! » C’est le remerciement
qu’il nous a crié sitôt son nom proclamé. Il connaissait ses insuffisances.
Non, pas un âne ; pas un lion non plus. Un bon général d’Ordre, qui avait
assez bien su se faire obéir, à la tête des chartreux. Mais diriger l’entière
chrétienté… trop minutieux, trop tatillon, trop inquisiteur. Ses réformations,
finalement, ont fait plus de mal que de bien. Seulement, avec lui, on était
absolument certain que le Saint-Siège ne retournerait pas à Rome. Sur ce
point-là, un mur, un roc… et c’était l’essentiel.
La seconde fois, au conclave de
1342… ah ! la seconde fois, j’aurais eu toutes mes chances si… si Philippe
de Valois n’avait pas voulu faire élire son chancelier, l’archevêque de Rouen.
Nous, les Périgord, nous avons toujours été obéissants à la couronne de France.
Et puis, comment aurais-je pu continuer d’être le chef du parti français si
j’avais prétendu m’opposer au roi ? D’ailleurs Pierre Roger a été un grand
pape, le meilleur à coup sûr de ceux que j’ai servis. Il suffit de voir ce
qu’est devenue Avignon avec lui, le palais qu’il a fait construire, et ce grand
afflux de lettrés, de savants et d’artistes… Et puis, il a réussi à acheter
Avignon. Cette négociation-là, c’est moi qui l’ai faite, avec la reine de
Naples ; je peux bien dire que c’est mon œuvre. Quatre-vingt mille
florins, ce n’était rien, une aumône. La reine Jeanne avait moins besoin
d’argent que d’indulgences pour tous ses mariages successifs, sans parler de
ses amants.
Sûrement, l’on a mis à mes chevaux
de somme des harnais neufs. Ma litière manque de moelleux. C’est toujours ainsi
quand on prend le départ, toujours ainsi… Dès lors, le vicaire de Dieu a cessé
d’être comme un locataire, assis du bout des fesses sur un trône incertain. Et
la cour que nous avons eue, qui donnait l’exemple au monde ! Tous les rois
s’y pressaient. Pour être pape, il ne suffit pas d’être prêtre ; il faut
aussi savoir être prince. Clément VI fut un grand politique ; il
entendait volontiers mes conseils. Ah ! la ligue navale qui groupait les
Latins d’Orient, le roi de Chypre, les Vénitiens, les Hospitaliers… Nous avons
nettoyé l’archipel de Grèce des barbaresques qui l’infestaient ; et nous
allions faire plus. Et puis il y eut cette absurde guerre entre les rois
français et anglais, dont je me demande si elle finira jamais, et qui nous a
empêchés de poursuivre notre projet, ramener l’Église d’Orient dans le giron de
la Romaine. Et puis, il y eut la peste… et puis Clément est mort…
La troisième fois, au conclave d’il
y a quatre ans, c’est ma naissance qui m’a fait empêchement. J’étais trop grand
seigneur, paraît-il, et nous venions d’en avoir un. Moi, Hélie de Talleyrand,
qu’on appelle le cardinal de Périgord, pensez donc, c’eût
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