Refus de témoigner
devant ses filles, et ma mère me rapportait le propos sans le critiquer, acceptant
d’être ainsi rabaissée, comme il sied aux filles juives. Et puis c’était dit
avec humour. S’il en était autrement et que je puisse, pour ainsi dire « officiellement »,
porter le deuil de mes fantômes, par exemple dire le kaddish pour mon
père, alors je pourrais éventuellement me réconcilier avec cette religion qui
ramène la piété des filles à un rôle d’auxiliaire des hommes et cantonne leurs
besoins spirituels aux affaires domestiques, les satisfaisant par exemple avec
des recettes de cuisine pour le gefilte fisch*.
Tu sous-estimes le rôle de la femme dans le judaïsme, me
disent les gens. Elle a le droit d’allumer les bougies du shabbat* sur
la table mise, c’est une fonction importante. Je ne veux pas mettre la table et
allumer des bougies, je voudrais dire le kaddish. Sinon, je m’en tiens à
mes poèmes.
Et pourquoi veux-tu dire le kaddish ? me
demandent alors les gens, étonnés. Pour le reste, tu n’as guère la passion de
la prière, et tu ne t’arraches pas non plus les cheveux en public. Oui, mais
les morts nous créent des obligations, non ? Ils veulent qu’on célèbre
leur deuil et qu’on le surmonte. Les Allemands, tout spécialement, savent bien
cela, eux qui sont devenus un peuple de surmonteurs, qui ont même inventé une
expression pour cela, « Vergangenheitsbewältigung [5] ».
Alors, comment célébrer mon père ? Je peux le nommer
par son nom, et c’est tout. Il s’appelait Viktor. Sur la petite plaque en bas
de l’immeuble, on lisait « gynécologue et pédiatre », et au-dessus « Doktor Viktor Klüger », et je trouvai rigolote la répétition de la syllabe « tor »,
la première fois que je pus vraiment la lire. Les grandes personnes ne
trouvaient pas ça drôle, ce qui m’étonnait, comme souvent de telles différences
dans la perception des choses.
Mon père a toujours distribué l’argent, à ce que dit ma mère.
À qui l’a-t-il distribué ? Quelquefois même à ses patients, affirme-t-elle,
mais surtout à sa famille. C’est qu’ils étaient tous pauvres. Mes amis allemands
disent : les Juifs avaient tous de l’argent, ils étaient riches. Sauf les
pauvres. Comme mes amies de New York. Comme les frères et sœurs de mon père. Comme
mes camarades de classe, une fois que les Juifs fortunés ont eu émigré, vers
des pays où le darwinisme social avait laissé ses traces et où le Juif riche
était toujours le bon Juif. (Au fait, quand ai-je découvert le Nathan de
Lessing ? Déjà à l’époque ?) Pourquoi ai-je connu toute ma vie tant
de Juifs pauvres, s’il y en a tant de riches, paraît-il ?
Mon fils aîné aurait dû s’appeler comme mon père, la coutume
juive veut que les enfants s’appellent comme les morts. Mais au neuvième mois
de ma grossesse, et j’étais encore très jeune, j’ai été effrayée à l’idée de
donner à un enfant le nom d’une victime aussi misérablement assassinée, et puis
le prénom lui-même était comme une dérision : lui, victorieux ? Et
nous avons donné au bébé un prénom anglais sans signification particulière. Parfois,
j’ai le sentiment d’une trahison. Et peut-être ai-je effectivement voulu me
venger de la trahison dont j’avais été moi-même victime : il était parti
sans m’emmener et n’était pas revenu, je l’empêchais de continuer à vivre dans
ses petits-enfants. Car mon deuxième fils ne porte pas non plus son nom.
Conformément à la tradition, la génération de mon père ne s’occupait
pas beaucoup des jeunes enfants. Ma mère prétend certes qu’il fut d’emblée
entiché de moi, mais c’est une image conventionnelle, elle aussi. Je sais ce qu’il
en était. Quand je sus lire, je commençai à l’intéresser un peu. Il m’apporta
quelques livres empruntés à la bibliothèque municipale, et une fois il m’emmena
dans une librairie et me permit de choisir un livre. Parmi ceux entre lesquels
j’avais le choix, je pris le plus épais, et ce critère plut à mon père. C’étaient
des légendes juives, et ce devint l’un de mes livres préférés. Au-dessus de la
tour de Babel, on y voyait Dieu déverser sur les hommes des confettis de toutes
les couleurs, pour les condamner à la diversité des langues et aux malentendus.
La colère divine sous forme d’un carnaval du hasard multicolore.
J’ai appris avec lui à jouer aux échecs. C’était un
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