Refus de témoigner
bon
joueur, ou du moins un joueur enthousiaste, et lorsque j’eus six ans, il m’enseigna
les règles de cette occupation intellectuelle parfaitement gratuite et
peut-être, pour cette raison même, si satisfaisante. J’étais excitée d’avoir le
droit de m’asseoir avec lui au « fumoir » devant l’échiquier, et je
me donnais un mal fou pour retenir les coups et pour bien appliquer ce que j’avais
appris. Après quelques séances, il s’ennuya et renonça, jugeant que je n’étais
pas assez douée et le disant d’ailleurs à qui voulait l’entendre. Je fus déçue
et, pis encore, tourmentée par l’idée que je l’avais déçu. Et pourtant ce jeu, où
effectivement je n’ai jamais réussi à être bonne, m’a donné bien des joies au cours
des années. Il y eut même des semaines (mais tout de même pas des mois) où j’en
fus un peu (mais tout de même pas complètement) possédée, m’achetant des
manuels d’échecs et étudiant les parties des maîtres. Il y avait là derrière, à
l’adresse de mon père, un « tu vois, tu n’as quand même pas perdu ton
temps, je n’ai rien oublié, j’ai même appris davantage, même si je ne suis pas
aussi bonne que tu l’espérais ». Ce « tu vois » ! Récemment,
j’ai même essayé de jouer contre un ordinateur, et j’ai de nouveau pensé à mon
père : ces parties contre l’ordinateur, les circonstances auraient pu
faire qu’il vive assez longtemps pour les connaître.
Mais je le craignais aussi, mon père. Il y eut l’histoire de
la machine à écrire. Elle se trouvait sur son bureau, et un jour ma cousine et
moi eûmes l’idée que nous pourrions l’utiliser dans l’un de nos jeux. Ma
cousine avait quatorze ans environ, j’en avais sept. Mon père n’était pas là, et
nous allâmes tout simplement prendre la machine, ma cousine étant persuadée qu’un
oncle aussi gentil n’y verrait pas d’objection. Mais lorsque l’oncle rentra, il
fut très mécontent de nous et très sec. Une machine comme ça, ce n’était pas
pour les enfants. Je pris sa colère très au sérieux, comme tout ce qui venait
de lui, et je pensai que nous avions commis une faute très grave. Je tremblai
toute la soirée et, un demi-siècle plus tard, je vois encore sa mine renfrognée.
J’ai demandé un jour à ma mère pourquoi il tenait tant à ce que nous ne
touchions pas à cet objet, alors que – Dieu sait – ce genre de machine
mécanique (c’était bien avant les électriques) ne se détraque pas facilement.
« Que veux-tu, il sortait d’un milieu modeste, et pour lui ce genre d’acquisition
avait de la valeur » : telle fut sa réponse dédaigneuse. C’était
après l’ Anschluss et peu avant qu’il soit arrêté ; sans doute
avait-il l’épiderme plus sensible que d’habitude, et moi aussi peut-être. Cependant,
je lui en veux de cette attitude mesquine. Elle ne s’imposait pas, voilà ce que
je pense en ce moment, assise devant mon ordinateur au milieu de notre monde
électronique qui est à des années-lumière de mon père, et je me surprends à lui
dire : « tu vois ». Tu vois, je me moque bien de ta vieille
machine : j’ai mieux. Et laisse-moi te dire une chose : même les
enfants ont le droit de s’en approcher, s’il y en a un qui entre et qui veut
voir comment fonctionne un ordinateur. (Est-ce que ma vie tourne en rond ?
Est-ce qu’en dépit de tous mes déménagements j’habite toujours le 7 ème arrondissement ?)
Je raconte ces enfantillages parce que c’est tout ce que j’ai
de lui, et bien qu’avec la meilleure volonté du monde je sois incapable de
faire le lien entre eux et la façon dont il a fini ; parce que je suis
incapable, sans tomber dans un pathétique faux, de m’adapter à ce qui lui est
arrivé. Mais aussi parce que je suis incapable de m’en détacher. Pour moi, mon
père était celui dont j’avais tel ou tel souvenir. Qu’il ait fini nu dans le
gaz toxique, se débattant pour trouver une issue, cela rend tous ces souvenirs
futiles jusqu’à les invalider. Il reste que je ne saurais les remplacer par d’autres,
ni les effacer. Je ne parviens pas à faire le lien, il y a là un intervalle
béant.
Oui, disent les gens, on comprend bien que cela a été un
coup pour toi, et on te plaint, si tu le souhaites. C’est seulement le problème
cognitif qu’on ne voit pas. Ton père a mené une vie normale, et n’est
malheureusement pas mort d’une mort naturelle. C’est triste –
Weitere Kostenlose Bücher