Refus de témoigner
mais où réside la
difficulté ?
Elle réside dans l’incompatibilité des affects. Il y a d’un
autre côté l’attendrissement que nous éprouvons vis-à-vis des personnes
figurant dans nos souvenirs d’enfance, et il ne se situe guère plus haut que l’amour
de soi et de ses propres racines. On en a l’exemple dans les pages précédentes,
que j’ai écrites sur mon père et aussi sur mon frère, en époussetant avec
délectation ce que recèle encore le bric-à-brac des souvenirs. À la lampe de
poche de Schorschi, j’aurais pu ajouter son couteau de poche, retrouvé intact
après la fin de la guerre, et que j’ai gardé des années durant comme un mémento.
(Dieu sait dans quel déménagement je l’ai perdu !)
Pourtant, des êtres que nous aimons et connaissons, nous avons
une image qui s’insère dans un cadre intellectuel et ne s’éparpille pas en une
douzaine d’instantanés. Dans mon souvenir, je vois mon père soulever poliment son
chapeau dans la rue, et dans mon imagination je le vois crever misérablement, assassiné
par les gens qu’il saluait dans la Neubaugasse, ou du moins par leurs semblables.
Entre les deux, rien. Et pour parler du déroulement d’une vie que nous
connaissons, nous avons un certain ton qui dès le début ne fait pas semblant d’ignorer
la fin. Pour ce faire, nous instituons des conditions préalables et nous
installons des signaux avertisseurs. C’est ce que je tente ici, et cela échoue,
parce que la mémoire aussi est une prison : on cherche en vain à ébranler
les images gravées dans l’enfance. C’est comme ce dessin qui réjouissait le
théoricien de l’art Gombrich et le philosophe Wittgenstein, où l’on peut voir
aussi bien un canard qu’un porte-monnaie, mais pas les deux à la fois : je
peux arriver à éprouver des sentiments justes pour mon père en vie ou pour mon
père mourant, mais je suis incapable de les réunir et de les éprouver en même
temps vis-à-vis de sa personne unique et indivisible.
Ainsi, les souvenirs les plus précis tendent à s’écarter le
plus de la vérité, parce qu’ils ne veulent rien savoir de ce qui leur est
extérieur et opposent leur étroite délimitation aux pensées fondées sur un
jugement qui s’est constitué ultérieurement et sur ce qu’on a su en plus, si
bien qu’ils ne laissent pas naître de sentiments commensurables. Aucune
nécessité n’assure la cohérence de ces images fragmentaires et disparates de
mon père, de sorte que cela ne donne pas une tragédie, mais seulement des
rapprochements désemparés qui tapent dans le vide ou s’épuisent dans la sentimentalité.
Je ne puis faire mieux, et j’essaie avant tout de faire
comprendre ce dilemme, qui me paraît sans solution, à travers l’exemple de ma
propre insuffisance. Mon père est devenu un fantôme. Il erre comme une âme en
peine. Il faudrait être capable d’écrire des histoires de fantômes.
V
Je ne raconte pas volontiers ce que je sais seulement
pour l’avoir entendu dire. Mon père fut arrêté, accusé d’avortement. Ma mère :
« La femme était pauvre et jeune, il en a eu rachmonès*. Elle l’a
supplié. Après, quelqu’un l’a dénoncé. » À l’époque, il a pratiqué
plusieurs interruptions de grossesse. Qui pouvait désirer des enfants, dans des
circonstances pareilles ? Il l’a même fait pour ma mère, s’agissant donc
de son propre enfant. Ç’aurait été un garçon, « et il a été triste pendant
des jours », dit ma mère. Ce sont les SS qui l’ont arrêté, dit-elle, pas
la police, et il n’a pas été mis dans un camp, mais en prison. Ma mère s’est
démenée. Elle a trouvé un avocat, « qui était nazi extérieurement, mais
pas intérieurement. Aussi bien, il s’est fait payer ». Membre du parti par
opportunisme.
Elle s’était engagée à rester là jusqu’à ce qu’elle ait payé
l’impôt dû pour « déserter le Reich ». Car le Reich entendait
percevoir un dédommagement lorsque les citoyens qu’il jetait dehors partaient
effectivement. Cela me fait penser au terme en vigueur en RDA : « déserteur
de la République ». C’est le servage étatique. Le contraire, c’est le
statut d’apatride. Cela signifie qu’on a beau être né, on n’a le droit de vivre
nulle part. Ce sont là des alternatives courantes dans ma génération. Mon père
fut contraint de quitter le pays dans les huit jours ; il se rendit alors
en Italie, le pays voisin. C’est
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