Requiem sous le Rialto
C’était stupide. Néanmoins, cela pouvait marcher. De toute façon, il était seul maître de la décision. S’il la prenait, ce serait dans les soixante secondes à venir. Le commissaire réfléchit. Quand Bossi donnerait-il le signal ? L’inspecteur savait que son chef était un piètre tireur. Il n’avait une chance de toucher l’assassin à la tête que de très près. Donc, le signal viendrait quand il aurait refermé le barillet. Alors il devrait lever très vite le revolver, sans avoir le temps de viser, et appuyer sur la détente en priant pour que le coup n’atteigne pas le colonel en pleine poitrine, mais le visage de l’inconnu – son masque, sa bouche ou son front.
Tron fit encore un pas et s’arrêta juste devant la petite table à côté du fauteuil. Il supposait que les yeux de l’assassin étaient maintenant dirigés vers sa gauche. Il pencha le buste sans se presser en fléchissant un peu le genou droit. La lourde crosse du revolver heurta le plateau de la table en bois avec un bruit sourd ; on eût dit le couvercle d’un cercueil qui se refermait, pensa-t-il. Il ouvrit le barillet, surpris lui-même de manier le mécanisme sans difficulté, et tourna l’arme béante de façon que l’homme pût voir les six cartouches à l’intérieur.
Celui-ci fit entendre un petit grognement satisfait et hocha la tête pour signifier au commissaire de refermer le revolver. Quel silence dans la salle, tout à coup ! Pas un toussotement, pas un murmure, pas un froissement de robe en soie, pas un raclement de pied nerveux sur le parquet. Le seul bruit que Tron percevait – et il se réjouissait que personne d’autre ne pût l’entendre – était le battement de son propre cœur, plus fort que le claquement du barillet quand il le referma.
Rétrospectivement, tout le monde prétendrait que le fracas simultané des timbales et des cymbales avait couvert la détonation. Sur le moment, Tron vit juste la main de l’assassin, celle qui tenait le stylet, se crisper et s’abaisser de quelques centimètres tandis que son masque se tournait vers la droite d’un mouvement brusque. Il leva le revolver, appuya sur la détente et ferma instinctivement les yeux.
Le rappel lui arracha l’arme de la main ; elle tomba par terre avec bruit tandis qu’une odeur âcre de poudre se répandait dans la pièce. Le commissaire trébucha en arrière, il serait tombé si son adjoint ne l’avait pas rattrapé. Quand il rouvrit les yeux, il découvrit Stumm et l’assassin, allongés tous les deux au pied du fauteuil. Le commandant Spaur accourut pour aider le colonel gémissant à se redresser et ordonna qu’on aille chercher un médecin. Alors seulement, Tron comprit aux premiers applaudissements timides qu’il avait réussi un tir magistral.
L’homme masqué était aussi mort qu’on pouvait l’être. La balle lui avait perforé l’œil gauche. Cependant, le masque de velours était demeuré miraculeusement intact. Il fallut que Tron s’accroupît, les genoux encore tremblants, pour distinguer du sang derrière la bautta . Il tourna la tête de l’assassin de côté, lui ôta son masque avec précaution et retira la perruque ensanglantée. Le projectile avait traversé le cerveau et percé l’arrière du crâne, si bien qu’on apercevait dans ses cheveux un trou de la taille du poing. La tapisserie derrière le fauteuil était maculée d’un mélange de sang, de cervelle et d’éclats osseux, qui n’était pas sans rappeler une terrine d’anguille en gelée qu’on aurait projetée contre le mur.
Hormis l’orbite gauche vide, le visage de l’homme était intact. Son œil droit était ouvert et brillant. Pendant un instant, Tron s’imagina même qu’il voyait se refléter dans la pupille sombre le coup de feu qui partait et, derrière, son plastron blanc et son frac noir. C’était la vieille légende, fausse et pourtant toujours colportée, selon laquelle l’image du meurtrier se gravait à jamais dans l’œil de la victime. Alors il reconnut l’homme qu’il avait tué.
58
Le sorbet au citron que Massouda (ou Moussada ?) avait servi sur un plat ovale se présentait sous la forme de deux hémisphères de la taille d’un melon, placés à deux doigts l’un de l’autre sur un lit de feuilles de menthe. Les énormes demi-boules, à la rondeur impeccable, étaient surmontées d’une cerise confite. Un tel arrangement leur conférait une note érotique, mais il pouvait aussi donner lieu
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