Requiem sous le Rialto
et vacillaient avant de se reprendre. La salle où, deux heures plus tôt, le comte Tron et sa mère avaient dansé L’Aimable Vainqueur dans un silence religieux s’était transformée en une assourdissante ménagerie où les cris stridents des femmes et les rires gras des hommes se mêlaient au fortissimo de l’orchestre pour produire un vacarme infernal.
En d’autres termes, il ne pouvait rêver circonstances plus favorables à son dessein. Il poursuivit son avancée dans l’étroit boyau et s’arrêta juste derrière sa victime. L’homme n’avait pas bougé. Il s’appuyait toujours sur l’accoudoir, le buste penché de côté. Un rapide coup d’œil dans la salle le convainquit que tous les yeux étaient rivés sur la piste de danse. Il inspira profondément et ouvrit sa pochette. Puis il en sortit son stylet et plia le bassin en arrière, sentant soudain le courant d’air qui s’infiltrait par la fenêtre mal isolée. Il ramena le bras droit vers lui d’un geste lent, inspira à fond pour la deuxième fois et planta de toutes ses forces la lame dans les côtes de l’homme, à l’emplacement du cœur.
Une fraction de seconde plus tard, il comprit qu’il avait échoué. Au lieu de transpercer le frac sans difficulté, le stylet avait rencontré un obstacle. L’homme bascula en avant, mais se redressa aussitôt comme un danseur ayant trébuché au cours d’une polka et se retourna vers son agresseur en poussant un cri excessivement aigu et très peu militaire. Il contourna rapidement le fauteuil, l’agrippa par la hanche et le tira vers lui. Ce faisant, il perdit l’équilibre, fit une rotation et s’écroula sur le siège, le bras toujours passé autour de ses hanches.
Il se retrouva alors dans une position du dernier ridicule : l’homme était assis sur ses genoux, la tête appuyée contre son épaule. Il pouvait ainsi sentir les baleines du corset auquel l’autre devait la vie. Le drôle haletait bruyamment. Son loup avait glissé ; du sang s’échappait de la plaie. La musique avait cessé d’un coup, un groupe de danseurs aux visages trempés de sueur avait formé un demi-cercle devant eux. Au moins avait-il eu la présence d’esprit de placer son stylet sous la gorge du colonel.
57
Tron, une coupe de champagne à la main et les yeux écarquillés, observait les deux hommes qui se partageaient un fauteuil devant une des fenêtres de la salle de bal. Le premier était assis sur les genoux de l’autre. Son loup ayant glissé, il eut la confirmation – prématurée – qu’il s’agissait bien du colonel Stumm von Bordwehr. L’autre était encore masqué. Il portait une perruque blonde et une robe du soir en satin noir. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que le stylet planté sous la gorge du colonel n’était pas du carton recouvert d’une couche de peinture argentée. Il suffisait que l’agresseur l’enfonce pour que le militaire expire sur place.
Stumm von Bordwehr gémissait tout bas, les paupières closes. Sa veste ouverte laissait voir sur sa chemise blanche une tache rouge, grande comme la paume de la main. En outre, des gouttes de sang suintaient du minuscule entonnoir que la pointe du stylet creusait dans sa peau. Le commissaire estima que s’il ordonnait à l’agresseur de lâcher son arme d’un ton brusque, cela ne lui ferait ni chaud ni froid. Il esquissa donc une brève inclinaison du buste.
— Que puis-je faire pour vous, monsieur ?
La bouche de l’homme sous la bautta s’étira en un sourire ironique.
— Nous sommes bien d’accord, je suppose, sur le fait que je n’ai plus rien à perdre.
Il lâcha un ricanement étrangement strident. L’espace d’un instant, le commissaire eut l’impression de parler à une hystérique.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il.
L’agresseur releva la tête et tourna le manche du stylet. La lumière des chandelles coula sur la lame, pareille à un filet d’eau.
— Un revolver.
— Pourquoi ? Vous avez déjà un poignard. Cela suffit pour tuer le colonel.
Cette fois, l’homme répondit sur un ton d’ennui :
— Le stylet n’est efficace que si je le tiens sous sa gorge.
— Qu’est-ce qui vous en empêche ?
— Je n’ai pas l’intention de passer le reste de ma vie dans ce fauteuil, figurez-vous. Avec, sur les genoux, un colonel portant un corset.
Au mot de corset , Stumm von Bordwehr geignit. Tron constata que la tache de sang sur sa chemise blanche s’était agrandie.
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