Ridicule
des grottes. Va en paix, mécréant !
Et comme le cavalier s’éloignait :
— Attention, Grégoire ! Il y a mille plaisirs parfaitement vains qui guettent un jeune homme, là-bas !
Grégoire agita la main sans se retourner.
— J’aurai peu de temps à leur consacrer, mon père !
— Adieu, monsieur ! Faites bon voyage ! lança le marchand de suif en dirigeant son cheval sur un chemin qui quittait la route.
Ponceludon avait dû faire quinze lieues botte à botte avec ce compagnon rencontré dans une auberge, qui lui avait proposé de partager la route. Un peu par peur des voleurs, beaucoup par peur d’être seul et de se taire, comme l’avait constaté Ponceludon quand il fut pris sous un déluge de considérations de toutes sortes, avant d’être assommé de confessions indécentes. Maintenant que le jeune voyageur avait retrouvé silence et solitude, il se sentait misérable, car il avait commis l’irréparable : pour endiguer le flot de paroles de son compagnon, il avait allumé des contre-feux en se livrant lui-même à des confidences. Les deux voyageurs s’étaient donné de la confidence comme les escrimeurs se donnent du fer. Pour le faire taire, Ponceludon avait jeté en pâture à cet homme rouge et suant des êtres chers à son coeur. Reposé de ne plus entendre, pendant qu’il parlait lui-même, les récits indécents de l’autre, il avait raconté les fièvres, les deuils, et même Jeannette, la petite colporteuse de sel. Une fois la boîte à confidences ouverte, il avait eu toutes les peines du monde à la refermer. Maintenant il avait honte et se sentait sali parce que le marchand de suif emportait un morceau de sa vie.
Il n’était pas habitué à ce genre de compagnie. La brusquerie avec laquelle il était devenu précocement un homme lui avait épargné la pente plus ou moins abrupte que chacun gravit en se délestant petit à petit de son innocence. Il avait mûri trop tôt et imparfaitement, en gardant des traits d’enfance, et son caractère, sous certains angles, n’était pas façonné.
Ponceludon fit descendre Butor sur les berges du fleuve pour le faire boire. Cette chevauchée sous le soleil avait cuit l’homme et la bête. En sortant son canif de sa poche, il fit venir sans le vouloir la petite médaille de Léonard, et contempla le Louis XV survivant de l’attentat de Damiens qu’elle célébrait. Ponceludon le haïssait, au point qu’il avait conçu une aversion pour l’idée même de monarchie absolue.
« [...] tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes ; sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis ledit parricide, brûlée de feu de soufre ; et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, et de la poix de résine brûlante, de la cire et soufre fondus ensemble ; et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés au feu, réduit en cendres, et ses cendres jetées au vent. »
Le menu de cette vengeance royale obscène, exercée sur un simple d’esprit, scandée sans fièvre par des juges doctes, copiée par des greffiers indifférents, Ponceludon l’avait un jour lue dans Châtiment des régicides, un ouvrage de la bibliothèque de son père. Qui aurait osé suggérer au pâle monarque effaré que sa blessure n’était qu’une égratignure, que son hypocondrie seule avait empoisonné la lame et qu’aucun comploteur n’avait armé le bras de Damiens ? On s’était contenté de le murmurer entre soi, en espérant que les jeunes paysannes saines qu’on préparait à recevoir son plaisir détourneraient bientôt le roi des sombres pensées qu’un danger réel ou imaginaire lui inspirait toujours. Pas un homme d’Église n’avait osé montrer au roi le corps supplicié de son Seigneur sur la croix, alors qu’il s’apprêtait à faire torturer à mort un simplet avec des raffinements inouïs.
Le souvenir de Damiens, martyr d’une monarchie dénaturée, était vivant dans sa mémoire, et Ponceludon allait demander à cette même monarchie qu’on lui fît une grâce. Il rangea la médaille et monta Butor. Non, ce n’était pas une grâce, c’était un droit qu’il allait réclamer ! D’ailleurs, on disait Louis XVI loin des dépravations de son grand-père, et plus proche de ses sujets par le coeur.
III
« On ressent un cuisant chagrin d’ignorer les choses que savent tous les autres. »
Louis XIV
La pièce
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