Ridicule

parce qu’on lui avait rapporté l’aphorisme d’un Allemand nommé Lichtenberg où il était question d’un « couteau sans lame auquel il manque le manche ». Ce bon F. déclarait hautement que ce mot-là était d’un genre tout à fait inconnu à ce jour. Je l’ai moqué en lui apprenant que cela était un Amphigouri , comme le marquis de Bièvre en fit plusieurs devant moi. De l’avantage d’être ignorant : on s’enflamme pour des « nouveautés » qui ne sont que des vieilleries.
    Enfin ! À force de m’enquérir auprès de tous les nouveaux arrivants, on m’a enfin donné des nouvelles de Ponceludon (il a fait retrancher de Malavoy). D’après mes informations, la Convention l’a mandaté pour tenter d’assainir la Dombes, seulement la populace ingrate le reçoit avec des pierres. De Mathilde aucune nouvelle, mais j’espère que dans cette République, un mari protège toujours sa femme. Puisse la tourmente les épargner.
    Passé deux jours à Burleigh chez lord Exceter qui m’a reçu comme un ambassadeur, mais n’a pu retenir mes offres de services pour la raison que je ne sais point le dessin. C’est bien dommage, car les petits m’avaient paru charmants et bien élevés. Ai noté avec curiosité que lady Exceter souffrait d’une peur panique du ridicule. Cela vient de la naissance paysanne qui la rend horriblement awkward dans la société distinguée de son mari.
    Bien obligé, étant donné l’état de mes finances, d’accepter l’offre de lord Kingston en Irlande. Je crois que je mourrai de chagrin dans cette île rustique et désolée, battue par les vents, en compagnie de cet homme sauvage et atrabilaire. Je vis mes dernières semaines à Londres comme un condamné à mort. Peut-être profiterai-je de cette austère retraite pour mettre en oeuvre mon Catalogue des tournures d’esprit ?
    Les Anglais n’ont pas notre peur du ridicule et cela leur donne sur nous un avantage considérable. Le monde est à eux !
    Le naturaliste George Shaw m’a fait l’honneur de me montrer le fameux ornithorynque rapporté par M. John Hunter. Cette chimère m’a transporté quelque trente ans en arrière, quand j’avais moi-même failli essuyer le pire des ridicules avec mon ornipachiphociné. J’ai alerté M. Shaw du mortel danger de ridicule qu’il encourait, mais il m’a assuré que son ornithorynque à lui était bien véritable.
    Je suis rentré chez moi fort éprouvé par cette découverte. Ainsi, la peur du ridicule aura bridé mes rêves de jeunesse, castré mes espérances ! Pendant que je passais mon existence à éviter soigneusement les ridicules de toutes sortes, d’autres auront sillonné les mers à la recherche d’animaux fabuleux, et ont fini par les trouver ! Suis-je passé à côté de ma vie ? Demain je pars pour l’Irlande. À la grâce de Dieu !