Ridicule
chemin à la vue d’un supplicié.
— Le spectacle des habitants de ce pays porte la tristesse dans l’âme de l’observateur philanthrope. Le teint livide, l’oeil terne et abattu, les paupières engorgées, des rides nombreuses sillonnant la figure, à l’âge des formes arrondies, les épaules étroites, la voix grêle, la peau toujours sèche ou inondée de sueurs débilitantes, une démarche pénible et les poumons cariés... Vieux à vingt ans, décrépit à trente : tel est l’habitant de la Dombes !
Ce n’était que l’entrée en matière. Ulcération des jambes, décoloration de la peau, bouffissure de la face... Le jeune ingénieur poursuivait la litanie des maux qu’enduraient gens et bêtes de la Dombes, et personne n’aurait plus osé s’aventurer à regarder Parmentier à la dérobée, de peur de trahir une impatience peu philanthropique.
Profitant de l’attention conquise pour abandonner ses notes, Ponceludon trouva des accents de tribun :
— Découragé par des maux toujours renaissants, l’homme voit ses espérances se détruire aussitôt qu’elles sont formées. Il acquiert des idées de fatalisme ou il devient méchant, ou, ce qui est plus ordinaire, il tombe dans un accablement funeste. De là cette impossibilité de lui faire concevoir des idées d’amélioration ; ses facultés industrielles semblent détruites ; il ne s’écartera jamais de la routine grossière qui lui a été tracée.
Ponceludon ponctua son exposé par ce que l’auditoire prit pour un point final, mais qui n’était dans l’esprit de l’auteur qu’une transition :
— Les guerres féodales ont amené la dépopulation, et la dépopulation a produit les étangs, qui à leur tour sont une nouvelle cause de dépopulation !
Il martelait ses mots avec une énergie désespérée.
— Pour régénérer la Dombes, il faut supprimer les étangs !
Ayant asséné cette vérité brutale, l’hydrographe sortit de leur grand cylindre de cuir une série de cartes détaillées de la Dombes. L’attention retomba et les quintes de toux reprirent de plus belle. Quand le jeune homme en vint à l’examen du réseau hydrographique imaginé par lui pour assainir ces étendues d’eau stagnante et de marais, le président Charasson lui coupa la parole.
— Je propose que les conclusions de l’intéressant rapport que vous voulez bien nous soumettre sur l’insalubrité de la Dombes soient remises à la prochaine séance, afin de permettre au sieur Parmentier de nous instruire sur son nouveau Traité des châtaignes.
Le jeune homme regarda Parmentier, dont l’imperceptible hochement de tête semblait l’inviter à s’exécuter. Ponceludon roula ses plans, annonça qu’il cédait la parole à l’invité d’honneur de la séance et quitta la tribune. Les portes s’entrouvraient pour laisser ceux qui prenaient le frais au-dehors s’asseoir à leurs places. Alors qu’ils se croisaient au pied des marches, l’illustre botaniste gratifia à nouveau Ponceludon d’un signe de tête paternel, auquel il répondit par un sourire modeste. Une vague d’applaudissements salua plus l’arrivée du premier que la sortie du second.
Le Traité des châtaignes , défendu par son auteur devant les membres de la Société des physiocrates de Lyon, enthousiasma Ponceludon, qui se promit de s’en procurer un exemplaire.
À la fin de sa péroraison savante, Parmentier invita ses auditeurs à poser des questions, mais, à mesure que le botaniste promenait sur l’assistance un regard interrogateur, le public semblait gagné par un engourdissement penaud. Une minute passa, de ce face à face pénible au cours duquel le sourire bienveillant de Parmentier affronta la salle frappée de mutisme. Ponceludon sentait s’abattre sur lui toute la honte qu’il y a pour une assemblée d’hommes prétendument éclairés à rester muets sur un sujet d’importance. Pouvait-on imaginer pire insulte à l’universalité de la Raison que le morne silence d’un troupeau de savants tout juste capables dé répondre au grand Parmentier par des bruits de chaises et des raclements de gorge ?
N’y tenant plus, le jeune homme se leva et s’adressa au philanthrope :
— Est-il vrai, monsieur, que les garçons de la Manche naissent avec un seul testicule en raison de la consommation presque exclusive de châtaignes et de navets qu’on fait dans ce pays ?
Il avait lu cela dans un almanach et n’avait pas d’autres
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