Ridicule
Bacchus, et Bellegarde le bélier à la Toison d’or. Ils abaissèrent leurs masques en entrant dans la grande salle de Mars. Mathilde, pourtant réticente, dut convenir qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Le maître des fêtes avait imaginé de faire jeter du haut de la galerie une pluie continue de feuilles rouges et brunes. Le spectacle des animaux, des dieux et des héros sous une pluie tourbillonnante de feuilles, faisant et défaisant leur formation mouvante au rythme du menuet, était inoubliable pour les courtisans les plus blasés. Pourtant l’arrivée du trio ne passa pas inaperçue. Dans leur sillage une Partie s’approcha d’un masque de tragédie pour un aparté :
— C’est Bacchus.
Le masque vint porter cette nouvelle à l’autre extrémité de la salle, jusqu’à un loup qui, appuyé à une colonne, regardait les couples dans leurs évolutions.
Les deux jeunes gens s’étaient mêlés aux spectateurs qui attendaient sur les côtés leur tour de danse lorsqu’une femme altière, à tête de Gorgone, fit irruption à côté d’eux.
— Puis-je vous l’emprunter pour cette danse ? dit-elle en s’adressant à Mathilde.
C’était la voix de la comtesse Amélie de Blayac. On annonça une gavotte, alors que le loup allait glisser le mot à un triton. La comtesse et Ponceludon gagnèrent ensemble l’aire occupée par les danseurs, et elle murmura en regardant la veste lilas brodée d’or de son cavalier :
— Vous portez mes couleurs.
Il ne répondit pas et s’aligna pour le départ de la danse. Elle se pencha vers lui, avec, sous le masque, un regard dont la grâce faisait pardonner l’aplomb :
— En souvenir des plaisirs que vous m’avez donnés.
Les feuilles semblaient tourner dans l’air au rythme de la danse, Amélie de Blayac et Ponceludon évoluaient en s’attirant et se repoussant comme des aimants changeant de pôle en mesure. De sa place, Mathilde croyait les voir vivre un amour surnaturel commandé par la musique, aussi ne remarqua-t-elle pas le triton et la Parque qui dansaient non loin d’eux, se rapprochant toujours. Comme Ponceludon exécutait une volte, le triton voisin, qui dansait à contretemps, profita du mouvement tournant pour faucher la jambe pivot de Ponceludon. La violence du coup fut telle que le danseur décolla du sol et s’étala de tout son long.
Malgré la rudesse de la chute, il ne poussa pas un cri. Quelques instants étourdi, il vit les danseurs abandonner leurs évolutions pour faire cercle autour de lui. La musique cessa, les feuilles ne tombèrent plus.
— Comment nommerons-nous ce plaisant danseur ? ironisa un Sylvain. Acceptez-vous le titre de « marquis des Antipodes » ?
— Pour une telle dignité, il faut bien du mérite ! grinça un masque de comédie.
— Il n’en manque pas, répondit le sylvain. À l’instar des habitants de ces contrées, il danse la tête en bas !
Ponceludon avait repris ses esprits. Tous les regards le dardaient de haut, et lui, couché sur le sol en damier constellé de feuilles, pensa au roi d’échec renversé parmi les pièces debout. Il pensa aussi au baron de Guéret, et à la statue ironique qu’il avait possédée en rêve. Des ricanements mauvais saluèrent le trait du sylvain.
— Marquis des Antipodes ! se réjouit une chouette. Comme c’est ingénieux ! Digne d’un Voltaire !
— Le divin Bacchus ne le protégera pas longtemps d’un aussi cuisant ridicule ! ricana un faune. Monsieur, nous finirons bien par savoir qui vous êtes !
— Le loueur de masques nous renseignera ! dit un rat.
Ponceludon lentement se releva, et s’adressant au rat :
— Ne vous donnez pas cette peine.
Mathilde et son père retenaient leur souffle. Ponceludon ôta son masque dans le silence général. Bellegarde pensa qu’il était perdu, Mathilde qu’il était sauvé.
Ponceludon demeurait au milieu du cercle, se tournant tantôt d’un côté tantôt de l’autre, afin que chacun pût voir son visage.
— Demain, des enfants de chez moi mourront.
Et il s’exprimait d’une voix forte qui résonnait dans le silence sous les hauts plafonds.
— Ils mourront de ce ridicule qui m’éclabousse aujourd’hui !
Maintenant Ponceludon tournait lentement dans son cercle comme un fauve dans sa cage.
— Vous enviez l’esprit mordant de M. Voltaire... Le grand homme aurait pleuré, lui ! Car il était d’une ridicule sensibilité au malheur humain.
Il
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