Shogun
latin.
« Je suis mourant, répondit le petit homme aux traits
anguleux, en se recroquevillant au fond de sa couchette. Je suis malade.
Regardez, le scorbut m’a pris toutes mes dents. Que le Seigneur nous vienne en
aide, nous allons tous périr ! Si vous étiez pas là, nous serions déjà de
retour au pays, sains et saufs ! Je suis un marchand, moi. Pas un marin.
Je fais pas partie de l’équipage… Prenez quelqu’un d’autre. Johann par
exemple. » Il poussa un cri quand Blackthorne le tira de sa couchette et
le lança violemment contre la porte. Il avait du sang plein la bouche. Il était
sonné. Un coup brutal dans les côtes le sortit de son état de stupeur.
« Tu vas sur le pont et tu y restes jusqu’à ce que tu
sois mort ou qu’on touche terre. »
L’homme ouvrit la porte et disparut en un éclair.
Blackthorne regarda les autres. Ils le fixaient.
« Comment ça va, Johann ?
— Assez bien, chef. Je tiendrai
peut-être le coup. »
Johann Vinck avait quarante-trois ans. Il
était chef canonnier et bosco en second. Homme le plus âgé du bord,
chauve et édenté, il avait la couleur du vieux chêne, mais en avait aussi la
vigueur. Il y a six ans, il avait participé avec Blackthorne à cette vaine
recherche d’un passage Nord-Est. Chacun d’eux connaissait donc parfaitement la
valeur de l’autre.
« La plupart des hommes sont déjà morts à ton
âge ; tu nous bats tous. » Blackthorne avait trente-six ans.
Vinck sourit tristement. « C’est le cognac, chef. Ça et
la fornication, et la pieuse vie que j’ai menée. »
Personne ne rit. Quelqu’un montra une couchette du doigt.
« Chef, le bosco est mort !
— Amenez le corps sur le
tillac ! Lavez-le et fermez-lui les yeux ! Toi, toi et
toi ! »
Cette fois, les hommes se levèrent rapidement. Ils se mirent
à traîner et tirer le cadavre hors du poste.
« Tu prends le quart à l’aube, Vinck. Ginsel, tu
assureras la vigie de beaupré.
— Bien, chef ! »
Blackthorne remonta sur le tillac. Il vit que Hendrick était
toujours éveillé, que tout était en ordre. Salomon qui venait d’être relevé
passa près de lui en vacillant. Il était plus mort que vif. Il avait les yeux
rougis et gonflés par le vent. Blackthorne traversa le pont et descendit
l’échelle de poupe qui menait à la grande cabine.
C’étaient en même temps les quartiers généraux du commandant
et la soute à munitions. Sa cabine à lui était à tribord . À
bâbord , celle des trois officiers. En fait, c’était Baccus Van Nekk, le
plus gros négociant, Hendrick le lieutenant en second et le jeune Croocq qui se
la partageaient. Ils étaient tous très malades.
Il entra dans la vaste cabine. Le commandant, Paulus
Spillbergen, gisait à demi - conscient sur sa couchette.
Petit homme rubicond, d’ordinaire obèse, il était à présent très maigre. La
peau de son ventre pendait mollement. Blackthorne sortit une gourde d’un tiroir
secret et l’aida à boire.
« Merci, dit Spillbergen faiblement. Où est la terre –
où est la terre ? »
Blackthorne répondit sans plus y croire : « Droit
devant. » Il mit la gourde de côté, se boucha les oreilles pour ne pas
entendre les plaintes et sortit en le haïssant à nouveau.
Il y a juste un an, ils avaient atteint
la Terre de Feu. Les vents leur étaient favorables pour percer le secret du
détroit de Magellan, mais le commandant avait ordonné que l’on touche terre
pour chercher l’or et les trésors.
« Mais regardez donc, commandant ! Où voulez-vous
trouver un trésor dans ces étendues désertiques ?
— La légende dit qu’il y a
beaucoup d’or ; nous pourrions revendiquer ce territoire au nom de la
glorieuse Hollande.
— Ça fait cinquante ans que les
Espagnols viennent ici.
Peut-être – mais jamais si loin vers le sud, monsieur le
pilote.
— À cette latitude-là, les saisons sont inversées et les mois de mai, juin, juillet et
août sont les mois d’hiver. Le carnet indique que l’époque devient critique
pour franchir le détroit – les vents changent dans quelques semaines ; il
nous faudra rester et hiverner ici pendant des mois.
— Combien de semaines, monsieur le
pilote ?
— Le carnet parle de huit semaines. Mais les saisons varient.
— Nous irons donc en exploration
pendant deux semaines. Ça nous laisse pas mal de temps et puis, si nous y
sommes contraints, nous mettrons cap au nord pour piller quelques
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