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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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sont pas pour autant bien distincts non que les sans-opinion soient nombreux, mais la plupart d'entre nous passent d'un extrême à l'autre sans rime ni raison, selon l'interlocuteur et le moment
    J'ai donc touché le fond. On apprend vite en cas de besoin à effacer d'un coup d'éponge passé et futur. Au bout de quinze jours de Lager, je connais déjà la faim
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    réglementaire, cette faim chronique que les hommes libres ne connaissent pas, qui fait rêver la nuit et s'installe dans toutes les parties de notre corps, j'ai déjà appris à me prémunir contre le vol, et si je tombe sur une cuillère, une ficelle, un bouton que je puisse m'approprier sans être puni, je l'empoche et le considère à moi de plein droit. Déjà sont apparues sur mes pieds les plaies infectieuses qui ne guériront pas. Je pousse des wagons, je manie la pelle, je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent Déjà mon corps n'est plus mon corps. J'ai le ventre enfle, les membres dessèches, le visage bouffi le matin et creusé le soir, chez certains, la peau est devenue jaune, chez d'autres, grise, quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir, nous avons du mal à nous reconnaître.

    Nous avions décidé de nous retrouver entre Italiens, tous les dimanches soir, dans un coin du Lager ; mais nous y avons bientôt renoncé parce que c'était trop triste de se compter et de se retrouver à chaque fois moins nombreux, plus hideux et plus sordides. Et puis c'était si fatigant de faire ces quelques pas, et puis se retrouver, c'était se rappeler et penser, et ce n'était pas sage.
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    INITIATION
    Après quelques jours de flottement, pendant lesquels on me renvoie de Block en Block et de Kommando en Kommando, un soir enfin on m'affecte au Block 30. 11 est déjà tard et on m'indique une couchette dans laquelle je retrouve Dina, déjà endormi, Dina se réveille et bien qu'épuisé me fait place et m'accueille amicalement.
    Mais je n'ai pas sommeil, ou plutôt mon besoin de sommeil est momentanément neutralisé par un état de tension et d'anxiété dont je ne suis pas encore parvenu à me libérer, et qui me pousse à parler et parler sans pouvoir m'arrêter.
    J'ai trop de choses à demander. J'ai faim, et quand on distribuera la soupe demain, comment ferai-je pour la manger sans cuillère ? Et comment fait-on pour avoir une cuillère ? Et où est-ce qu'ils m'enverront travailler ?
    Dina n'en sait naturellement pas plus que moi, et répond à mes questions par d'autres questions. Mais voilà que d'en haut, d'en bas, de près, de loin, de tous les coins de la baraque, des voix ensommeillées et furibondes me crient : « Ruhe, Ruhe! »
    Je comprends qu'on m'ordonne de me taire, mais comme ce mot est nouveau pour moi et que je n'en connais pas le sens ni les implications, mon inquiétude ne fait que croître. Le mélange des langues est un élément fondamental du mode de vie d'ici ; on évolue dans une sorte de Babel permanente où tout le monde hurle des ordres et des menaces dans des langues parfaitement inconnues, et tant pis pour ceux qui ne
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    saisissent pas au vol. Ici, personne n'a le temps, personne n'a la patience, personne ne vous écoute ; nous, les
    derniers
    arrivés,
    nous
    nous
    regroupons
    instinctivement dans les coins, en troupeau, pour nous sentir les épaules matériellement protégées.
    Je renonce donc à mes questions et sombre rapidement dans un sommeil âpre et tendu qui ne me laisse en réalité aucun moment de répit : je me sens menacé, traqué, je suis prêt à tout instant à me raidir en un réflexe de défense. Je rêve, et je rêve que je dors sur une route, sur un pont, en travers d'une porte au beau milieu d'un va-et-vient continuel. Mais voici que j'entends — qu'il est tôt encore ! — la cloche du réveil. La baraque tout entière s'ébranle, les lumières s'allument, une frénésie collective s'empare soudain de tous les occupants. Ils secouent les couvertures en soulevant des nuages de poussière fétide, s'habillent avec une hâte fébrile, se précipitent dehors à moitié nus dans un froid glacial, courent vers les latrines et les lavabos ; beaucoup, bestialement, urinent en courant pour gagner du temps, car dans cinq minutes c'est la distribution du pain-Brot-Broit-chleb-pane-lechem-kenyér, du sacro-saint petit cube gris, qui semble énorme dans la main du voisin, et petit à pleurer dans la vôtre. C'est une hallucination quotidienne à laquelle on

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