Si c'est un homme
même si Null Achtzehn n'est pas particulièrement éprouvé physiquement, personne ne veut travailler avec lui. Car tout lui est à ce point indifférent qu'il ne se soucie même plus d'éviter la fatigue et les coups, ni de chercher de quoi manger. Il exécute tous les ordres qu'on lui donne, et il est fort probable que lorsqu'on l'enverra à la mort, il ira avec la même indifférence.
Il lui manque l'astuce élémentaire des chevaux de trait, qui cessent de tirer un peu avant d'atteindre l'épuisement : il tire, il porte, il pousse tant qu'il en a la force, puis il s'écroule d'un coup, sans un mot d'avertissement, sans même lever de terre ses yeux tristes et éteints. Il me rappelle les chiens de traîneaux des livres de Jack London, qui peinent jusqu'au dernier souffle et meurent sur la piste.
Comme chacun de nous s'efforce par tous les moyens d'éviter les tâches les plus pénibles, il est clair que Null Achtzehn est celui qui travaille le plus ; et comme c'est un compagnon dangereux, chacun évite de travailler avec lui. Personne ne voulant par ailleurs travailler avec moi, parce que je suis faible et maladroit, il arrive souvent que nous nous retrouvions ensemble.
Tandis que, les mains vides, le pas lourd, nous revenons encore une fois de l'entrepôt, une locomotive
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nous barre la route, avec un bref coup de sifflet. Tout heureux de l'interruption forcée, Null Achtzehn et moi nous nous arrêtons : le dos voûté, hébétés de fatigue, nous attendons que les wagons aient fini de défiler lentement devant nous.
Deutsche Reichsbahn. Deutsche Reichsbahn. SNCF.
Deux gigantesques wagons russes, avec la faucille et le marteau à moitié effacés. Deutsche Reichsbahn.
Puis Cavalli 8, Uomini 40, Tara, Portata : un wagon italien... Ah monter dedans, se blottir dans un coin, bien caché sous le charbon, et rester là sans bouger, sans parler, dans l'obscurité, à écouter sans fin le bruit rythme des rails, plus fort que la faim et la fatigue, jusqu'au moment où finalement le wagon s'arrêterait, je sentirais la tiédeur de l'air et l'odeur du foin et je pourrais sortir à l'air libre, dans le soleil : alors je m'étendrais par terre, je baiserais la terre, comme dans les livres, le visage dans l'herbe. Puis une femme passerait et me demanderait en italien : « Qui es-tu ? », et en italien je lui raconterais, et elle comprendrait, et elle m'inviterait à manger et à dormir. Et comme elle ne croirait pas aux choses que je lui dirais, je lui ferais voir le numéro sur mon bras, et alors elle croirait...
C'est fini Le dernier wagon est passé et, comme au théâtre lorsque le rideau se levé, voici que surgissent sous nos yeux la pile de poutrelles en fonte, le Kapo debout dessus sa baguette à la main, et les silhouettes efflanquées des camarades qui vont et viennent, deux par deux.
Malheur à celui qui rêve. Le réveil est la pire des souffrances. Mais cela ne nous arrive guère, et nos rêves ne sont pas longs. Nous ne sommes que des bêtes fourbues.
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Nous revoici au pied de la pile, Mischa et le Galicien soulèvent une poutrelle et nous la déposent rudement sur les épaules. Comme c'est le travail le moins fatigant, ils rivalisent de zèle pour le conserver. Ils interpellent les traînards,
nous
pressent
et
nous
harcèlent
continuellement, imposant un rythme de travail insoutenable. Cela me remplit d'indignation, et pourtant je sais bien qu'il est dans l'ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-privilegiés puisque c'est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp
A mon tour maintenant de marcher devant. La poutre est lourde et très courte, si bien qu'à chaque pas je sens derrière moi les pieds de Null Achtzehn qui viennent buter contre les miens, incapable ou insoucieux qu'il est de se régler sur mon allure.
Vingt pas et nous arrivons à la voie, il y a un câble à enjamber. Mais la poutre n'est pas bien calée, quelque chose ne va pas, elle tend à glisser de mon épaule.
Cinquante pas, soixante. La porte de l'entrepôt, encore la même distance, et nous pourrons déposer notre fardeau Mais non, impossible d'aller plus loin, le poids repose maintenant entièrement sur mon bras, je n'en peux plus de douleur et d'épuisement, je crie, je cherche à me retourner juste à temps pour voir Null Achtzehn trébucher et tout lâcher.
Si j'avais été aussi agile qu'autrefois, j'aurais fait un bond en arrière au lieu de cela, me
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