Si c'est un homme
arrive bon dernier partout, et partout reçoit des coups ; il ne peut pas courir si on le poursuit ; ses pieds enflent, et plus ils enflent, plus le frottement contre le bois et la toile du soulier devient insupportable. Alors il ne lui reste plus que l'hôpital mais il est extrêmement dangereux d'entrer à l'hôpital avec le diagnostic de «
dicke Fusse » (pieds enflés), car personne n'ignore, et les SS moins que quiconque, que c'est un mal dont on ne guérit pas.
Avec tout cela nous n'avons encore rien dit du travail, qui représente à lui seul un véritable labyrinthe de lois, de tabous et de difficultés.
Ici, tout le monde travaille sauf les malades (se faire porter malade suppose un imposant bagage de connaissances et d'expériences) Tous les matins, pour aller à la Buna, nous sortons du camp en bataillons, et tous les soirs nous y rentrons de la même façon En ce qui concerne le travail proprement dit, nous sommes répartis en deux cents Kommandos environ, dont chacun peut aller de quinze à cent cinquante hommes commandés par un Kapo. Il y a les bons et les mauvais Kommandos : la plupart sont affectés au transport de
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matériel, et le travail y est dur, notamment l'hiver, ne fût-ce que parce qu'il se fait en plein air Mais il y a aussi les Kommandos de spécialistes (électriciens, forgerons, maçons, soudeurs, mécaniciens, cimentiers, etc. ), qui opèrent chacun dans tel ou tel atelier ou secteur de la Buna, et dépendent plus directement de contremaîtres civils, les Meister, le plus souvent allemands ou polonais, cela, pendant les heures de travail uniquement le reste de la journée, les spécialistes (qui ne sont pas plus de trois ou quatre cents en tout) sont traités exactement comme les travailleurs ordinaires. C'est un bureau spécial du Lager, l'Arbeitsdienst, placé en contact permanent avec la direction de la Buna, qui s'occupe d'affecter les hommes dans les différents Kommandos.
L'Arbeitsdienst décide en fonction de critères inconnus, et
souvent,
manifestement,
sur
la
base
de
recommandations et de pots-de-vin, de sorte que celui qui réussit à se procurer à manger en dehors du règlement est pratiquement sûr d'obtenir du même coup un poste intéressant à la Buna.
L'horaire de travail varie avec la saison. On travaille tant qu'il fait jour. Aussi passe-t-on d'un horaire minimum l'hiver (de 8 heures à 12 heures et de 12 h 30 à 16 heures) à un horaire maximum l'été (de 6 h 30 à 12
heures et de 13 heures à 18 heures). En aucun cas les Häftlunge ne peuvent travailler quand il fait nuit ou lorsque le brouillard est intense, alors que le travail a lieu régulièrement par temps de pluie ou de neige, ou (et c'est très fréquent) lorsque souffle le terrible vent des Carpates ; cela, pour la simple raison que l'obscurité ou le brouillard pourraient favoriser les tentatives de fuite.
Un dimanche sur deux est un jour de travail Et comme les dimanches dits fériés se passent en réalité à
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travailler à l'entretien du Lager au lieu de travailler à la Buna, les jours de repos effectif sont extrêmement rares.
Telle sera notre vie Chaque jour, selon le rythme établi, Ausrücken et Einrücken, sortir et rentrer, dormir et manger, tomber malade, guérir ou mourir.
Jusqu'à quand Les anciens rient quand on leur pose cette question il n'y a que les « bleus » pour poser des questions pareilles. Ils rient sans répondre, il y a des mois et des années que la perspective d'un lointain avenir a perdu pour eux toute forme précise et tout intérêt face aux problèmes bien plus urgents et concrets du futur proche. Combien aura-t-on à manger aujourd'hui, est-ce qu'il va neiger ? Est-ce qu'on va nous faire décharger du charbon ?
Si nous étions sages, nous nous rendrions à l'évidence notre destin est parfaitement impénétrable, toute conjecture est arbitraire et littéralement dépourvue de fondement Mais les hommes sont rarement sages quand il y va de leur vie, ils préfèrent en tout cas les positions extrêmes, ainsi chacun de nous, selon son caractère, s'est aussitôt pénétré de l'idée que tout était perdu, que la vie ici était impossible, que notre fin était certaine et proche , ou au contraire que, malgré la dure vie qui nous attendait, nous serions probablement sauves d'ici peu, et qu'avec de la foi et du courage, nous reverrions nos maisons et tous ceux que nous aimons Les deux partis, les pessimistes et les optimistes, ne
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