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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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l'opération il entreprend de me donner une leçon en règle.
    Je ne me souviens plus aujourd'hui, et je le regrette, des mots clairs et directs de Steinlauf, l'ex-sergent de l'armée austro-hongroise, croix de fer de la guerre de 14-18. Je le regrette, parce qu'il me faudra traduire son italien rudimentaire et son discours si clair de brave soldat dans mon langage d'homme incrédule. Mais le sens de ses paroles, je l'ai retenu pour toujours : c'est justement, disait-il, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes ; puisque même ici il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner et pour vivre, il est important de sauver au moins l'ossature, la charpente, la forme de la civilisation. Nous sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en butte à toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine, mais il nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement parce que c'est la dernière : refuser notre consentement.
    Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver le visage sans savon, dans
    de l'eau sale, et de nous essuyer avec notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que c'est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété.
    – 44 –

    Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir.
    Tel fut le discours de Steinlauf, homme de bonne volonté : discours accueilli avec une sorte d'étonnement par des oreilles déshabituées, discours compris et accepté en partie seulement, et adouci par une doctrine plus abordable, plus souple et plus modérée, celle-là même qui se transmet depuis des siècles en deçà des Alpes, et selon laquelle entre autres, il n'est pas plus grande vanité que de prétendre absorber tels quels les grands systèmes de morale élaborés par d'autres peuples sous d'autres cieux. Non, la sagesse et la vertu de Steinlauf, bonnes pour lui sans aucun doute, ne me suffisent pas. Face à l'inextricable dédale de ce monde infernal, mes idées sont confuses : est-il vraiment nécessaire d'élaborer un système et de l'appliquer ?
    N'est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu'on n'a pas de système ?
    – 45 –

    K.B.
    Les jours se ressemblent tous et il n'est pas facile de les compter. J'ai oublié depuis combien de jours nous faisons la navette, deux par deux, entre la voie ferrée et l'entrepôt : une centaine de mètres de terrain en dégel, à l'aller écrasés sous le poids de la charge, au retour les bras ballants, sans parler.
    Autour de nous, tout est hostile. Sur nos têtes, les nuages mauvais défilent sans interruption pour nous dérober le soleil. De toutes parts, l'étreinte sinistre du fer en traction. Nous n'avons jamais vu où ils finissent, mais nous sentons la présence maligne des barbelés qui nous tiennent séparés du monde. Et sur les échafaudages, sur les trains en manœuvre, sur les routes, dans les tranchées, dans les bureaux, des hommes et des hommes, des esclaves et des maîtres, et les maîtres eux-mêmes esclaves ; la peur gouverne les uns, la haine les autres ; tout autre sentiment a disparu. Chacun est à chacun un ennemi ou un rival.
    Non, pourtant : dans ce compagnon d'aujourd'hui, attelé avec moi sous le même fardeau, il m'est impossible de voir un ennemi ou un rival.
    C'est Null Achtzehn. On ne lui connaît pas d'autre nom. Zéro dix-huit, les trois derniers chiffres de son matricule : comme si chacun s'était rendu compte que seul un homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn n'est plus un homme. Je crois bien que lui-même a oublié son nom, tout dans son comportement porterait à le croire. Sa voix, son regard donnent l'impression d'un grand vide intérieur, comme s'il n'était
    – 46 –

    plus qu'une simple enveloppe, semblable à ces dépouilles d'insectes qu'on trouve au bord des étangs, rattachées aux pierres par un fil, et que le vent agite.
    Null Achtzehn est très jeune, ce qui constitue un grave danger. Non seulement parce que les adolescents supportent moins bien que les adultes les fatigues et les privations, mais surtout parce que, ici, pour survivre, il faut avoir accumulé une longue expérience de la lutte de chacun contre tous, que généralement les jeunes n'ont pas. Et

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