Si c'est un homme
une paire de sandales et me pousse dehors.
Le Block 23 est à une centaine de mètres ; au-dessus de la porte, une inscription sibylline. Schonungsblock ...
J'entre ; on m'enlève manteau et sandales et je me retrouve encore une fois tout nu, et le dernier d'une
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longue file de squelettes nus. Les hospitalisés d'aujourd'hui.
Depuis longtemps j'ai renoncé à comprendre. En ce qui me concerne, je suis si fatigué de me tenir debout sur mon pied blessé et pas encore soigné, je suis si affamé et grelottant que plus rien ne m'intéresse Quand bien même aujourd'hui serait mon dernier jour, et cette chambre la fameuse chambre à gaz dont tout le monde parle, que pourrais-je y faire ? Autant s'appuyer au mur, fermer les yeux et attendre.
Mon voisin ne doit pas être juif. Il n'est pas circoncis, et puis (c'est une des rares choses que j'aie apprises jusqu'ici) cette peau de blond, cette ossature et ces traits lourds sont caractéristiques des Polonais non juifs. Celui-ci me dépasse d'une tête, mais il a une expression assez cordiale, comme seuls peuvent en avoir ceux qui ne souffrent pas de la faim.
Je me suis risqué à lui demander s'il savait quand on nous ferait entrer. Il s'est retourné vers l'infirmier, qui lui ressemble comme un frère jumeau et fume dans un coin ; ils ont parlé et ri ensemble comme si je n'étais pas là, puis l'un d'eux m'a pris le bras et a regardé mon numéro, et alors ils se sont esclaffés de plus belle. Tout le monde sait au camp que les cent soixante-quatorze mille sont les juifs italiens : les fameux juifs italiens arrivés il y a deux mois, tous avocats, tous docteurs en quelque chose, plus de cent à l'arrivée, et plus que quarante maintenant, des gens qui ne savent pas travailler, qui se laissent voler leur pain et qui reçoivent des gifles du matin au soir. Les Allemands les appellent « deux mains gauches », et même les juifs polonais les méprisent, parce qu'ils ne savent pas parler yiddish.
L'infirmier se tourne vers l'autre pour lui montrer mes côtes, comme si j'étais un cadavre dans un
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amphithéâtre d'anatomie, il indique maintenant mes paupières, mes joues enflées, mon cou grêle, il se penche, appuie son index sur mon tibia, faisant remarquer à son acolyte le creux profond que laisse le doigt dans la chair livide, comme dans de la cire.
Je voudrais ne jamais avoir adressé la parole au Polonais. Il me semble que jamais de ma vie je n'ai subi d'affront plus atroce. Entre-temps l'infirmier semble avoir achevé sa démonstration, exécutée en polonais, langue que je ne comprends pas et qui a donc pour moi quelque chose de terrible, il s'adresse maintenant à moi, et dans un allemand approximatif, charitablement, me fournit le condensé de son diagnostic « Du Jude kaputt, du schnell Krematonum, fertig » (toi juif foutu, toi bientôt crématoire, terminé).
Quelques heures encore se sont écoulées avant que tous les malades aient été pris en charge et pourvus chacun d'une chemise et d'une fiche individuelle.
Comme d'habitude j'ai été le dernier, un homme en uniforme rayé flambant neuf m'a demandé où j'étais né, quel était mon métier « dans le civil », si j'avais des enfants, quelles maladies j'avais eues, une quantité de questions à quoi cela peut-il servir ? C'est une mise en scène pour se moquer de nous Ce serait donc ça l'hôpital7
On nous laisse debout, nus, et on nous pose des questions
Finalement la porte s'est ouverte pour moi aussi, et j'ai pu entrer dans le dortoir
Ici comme ailleurs, tout l'espace est occupé par des couchettes à trois niveaux disposées sur trois rangs et séparées par deux couloirs extrêmement étroits Cent cinquante couchettes pour deux cent cinquante malades, ce qui veut dire une couchette pour deux dans la majorité des cas. Les malades des couchettes
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supérieures, plaqués contre le plafond, ne peuvent pratiquement pas s'asseoir ; ils se penchent avec curiosité sur les nouveaux venus d'aujourd'hui c'est le moment le plus intéressant de la journée, on tombe toujours sur une connaissance J'ai été assigné à la couchette 10, miracle ! elle est vide Je m'y étends avec délices, c'est la première fois depuis que je suis au camp que j'ai une couchette pour moi tout seul.
Malgré la faim qui me tenaille, dix minutes ne sont pas passées que je dors déjà
La vie au KB est une vie de limbes. Les désagréments matériels y sont relativement limités, mis à
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