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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant ; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes
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    avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d'ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l'homme, à Auschwitz, a pu faire d'un autre homme.
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    NOS NUITS
    Au bout de vingt jours de K.B., ma blessure s'étant pratiquement fermée, il me faut à mon grand regret vider les lieux.
    La cérémonie est simple, mais suivie d'une pénible et dangereuse période de remise en train. à la sortie du K.B., si on ne dispose pas de protections particulières, on n'est pas réinséré dans son Block et dans son Kommando d'origine, mais, sur la base de critères que j'ignore, on est affecté à n'importe quelle autre baraque et dirigé vers n'importe quel autre travail. Bien plus, on sort nu du K.B. ; on reçoit des vêtements et des souliers « neufs »
    (j'entends dire différents de ceux qu'on y a laissés à l'entrée), qu'il faut s'employer avec zèle et rapidité à adapter à sa propre personne, ce qui implique de la fatigue et des dépenses. Il est également nécessaire de se procurer à nouveau une cuillère et un couteau ; enfin, et c'est là le plus grave, on se retrouve comme un intrus en milieu inconnu, entouré de compagnons nouveaux et hostiles, avec des chefs dont on ne connaît pas le caractère et dont il est par conséquent difficile de se garder.
    La faculté qu'a l'homme de se creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense, même dans des circonstances apparemment désespérées, est un phénomène stupéfiant qui demanderait à être étudié de près. Il s'agit là d'un précieux travail d'adaptation, en partie passif et inconscient, en partie actif : planter un clou au-dessus de sa couchette pour y suspendre ses chaussures pendant la
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    nuit ; conclure tacitement des pactes de non-agression avec ses voisins ; deviner et accepter les habitudes et les lois du Kommando et du Block où l'on se trouve. En vertu de quoi, au bout de quelques semaines, on parvient à atteindre un certain équilibre, un certain degré d'assurance face aux imprévus ; on s'est fait un nid, le choc de la transplantation est passé.
    Mais l'homme qui sort du K.B., nu et presque toujours insuffisamment rétabli, se sent précipité dans la nuit et le froid de l'espace sidéral. Son pantalon tombe, ses souliers lui font mal, sa chemise n'a pas de boutons.
    Il cherche un contact humain et ne trouve que des dos tournés. Il est aussi vulnérable et désarmé qu'un nouveau-né, et pourtant il devra le matin même marcher au travail.
    Voilà dans quelles conditions je me trouve lorsque l'infirmier, après les différents rites administratifs prévus, me confie aux bons soins du Blockaltester du Block 45. Mais aussitôt une pensée me remplit de joie : j'ai eu de la chance, c'est le Block d'Alberto !
    Alberto est mon meilleur ami. Il n'a que vingt-deux ans, deux de moins que moi, mais témoigne de capacités d'adaptation que personne, dans notre groupe d'Italiens, n'a su égaler. Alberto est entré au Lager la tête haute, et vit au Lager sans peur et sans reproche. Il a compris avant tout le monde que cette vie est une guerre ; il ne s'est accordé aucune indulgence, il n'a pas perdu de temps en récriminations et en doléances sur soi ni sur autrui, et il est descendu en lice dès le premier jour. Il a pour lui l'intelligence et l'instinct : il raisonne juste, souvent il ne raisonne pas et il est quand même dans le vrai. Il saisit tout au vol : il ne connaît qu'un peu de français et comprend ce qu'on lui dit en allemand et en polonais. Il répond en italien et par gestes, se fait
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    comprendre et s'attire immédiatement la sympathie. Il lutte pour sa propre vie, et pourtant il est l'ami de tous. Il
    « sait » qui il faut corrompre, qui il faut éviter, qui on peut amadouer, à qui on doit tenir tête.
    Et pourtant (et c'est pour cette vertu qu'aujourd'hui encore son souvenir m'est si proche et si cher) il n'est pas devenu un cynique. J'ai toujours vu, et je vois encore en lui le rare exemple de l'homme fort et doux, contre qui viennent s'émousser les armes de la nuit.
    Mais je n'ai pas réussi à obtenir de dormir avec lui dans la même

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