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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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l'heure, lorsqu'elle passait à côté de nous. Elle souffle, elle se rapproche encore, elle ne cesse de se rapprocher, elle est constamment sur le point de me passer sur le corps, mais elle n'arrive jamais Mon rêve est léger, léger comme un voile , si je voulais, je pourrais le déchirer Je vais le faire, je vais le déchirer, comme ça je pourrai m'arracher à ces rails. Voila, ça y est, et maintenant je suis réveillé. Non, pas vraiment, seulement un peu plus réveillé, j'ai fait un petit pas de plus sur le chemin qui mène de l'inconscience à la
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    conscience. J'ai les yeux fermés, et je ne veux pas les ouvrir pour ne pas laisser le sommeil m'échapper, mais je peux percevoir les bruits ce sifflement au loin, je suis sûr qu'il est réel, il ne vient pas de la locomotive de mon rêve, il a objectivement retenti : c'est celui de la Decauville, il vient du chantier de nuit. Une longue note continue, une autre un demi-ton plus bas, puis de nouveau la première, mais brève et tronquée. Ce coup de sifflet, c'est quelque chose d'important, et même d'essentiel pourrait-on dire. Nous l'avons si souvent entendu, associe à la souffrance du travail et du camp, qu'il en est devenu le symbole, il en évoque immédiatement l'image, comme il arrive pour certaines musiques et pour certaines odeurs.
    Voici ma sœur, quelques amis que je ne distingue pas très bien et beaucoup d'autres personnes. Ils sont tous là à écouter le récit que je leur fais le sifflement sur trois notes, le lit dur, mon voisin que j'aimerais bien pousser mais que j'ai peur de réveiller parce qu'il est plus fort que moi. J'évoque en détail notre faim, le contrôle des poux, le Kapo qui m'a frappé sur le nez et m'a ensuite envoyé me laver parce que je saignais. C'est une jouissance intense, physique, inexprimable que d'être chez moi, entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à raconter : mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents ils parlent confusément d'autre chose entre eux, comme si je n'étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s'en va sans un mot.
    Alors une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur a l'état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l'intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui
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    pleurent, et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface, mais cette fois-ci j'ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé.
    Mon rêve est là devant moi, encore chaud, et moi, bien qu'éveillé, je suis encore tout plein de son angoisse : et alors je me rappelle que ce rêve n'est pas un rêve quelconque, mais que depuis mon arrivée, je l'ai déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement quelques variantes dans le cadre et les détails. Maintenant je suis pleinement lucide, et je me souviens également de l'avoir déjà raconté à Alberto, et qu'il m'a confié, à ma grande surprise, que lui aussi fait ce rêve, et beaucoup d'autres camarades aussi, peut-être tous. Pourquoi cela?
    Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté ?
    Tout en méditant de la sorte, je cherche à profiter de cet intervalle de veille pour me débarrasser des lambeaux d'angoisse laissés par le rêve que je viens de faire, afin de ne pas compromettre la qualité du sommeil que je m'apprête à goûter. Je m'accroupis dans l'obscurité, je regarde autour de moi et je tends l'oreille On entend les dormeurs respirer et ronfler Certains gémissent et parlent, beaucoup font claquer leurs lèvres et remuent les mâchoires. Ils rêvent qu'ils mangent : cela aussi c'est un rêve collectif. C'est un rêve impitoyable, celui qui a créé le mythe de Tantale devait en savoir quelque chose. Non seulement on voit les aliments, mais on les sent dans sa main, distincts et concrets, on en perçoit l'odeur riche et violente, quelqu'un nous les approche de la bouche, mais une circonstance quelconque, à chaque fois différente, vient interrompre le geste. Alors notre rêve s'évanouit, se décompose en
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    chacun de ses éléments, pour reprendre corps aussitôt après, semblable et différent : et cela sans trêve, pour chacun de nous, toutes

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