Si c'est un homme
tranches plus larges sur lesquelles il est plus facile d'étaler la margarine.
Walter m'explique toutes sortes de choses : Schonungs-block signifie baraque de repos ; on n'y met que les malades légers, les convalescents, ou ceux qui n'ont pas besoin de soins particuliers. Parmi eux, une bonne cinquantaine d'internés plus ou moins gravement atteints de dysenterie.
Ces derniers sont soumis à un contrôle tous les deux jours. Ils font la queue dans le couloir : en tête de file, deux bassines de fer-blanc et un infirmier muni d'un registre, d'une montre et d'un crayon. Les malades se présentent deux par deux et doivent fournir sur le moment et sur place la preuve que leur diarrhée persiste
; opération pour laquelle ils disposent d'une minute exactement. Après quoi ils présentent le résultat à l'infirmier, qui observe et juge ; puis ils rincent rapidement les bassines dans un baquet prévu à cet effet et cèdent la place aux deux suivants.
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Parmi ceux qui attendent, certains se tordent dans les spasmes pour retenir le précieux témoignage vingt minutes, dix minutes encore ; d'autres, privés de ressources à ce moment-là, mobilisent veines et muscles dans l'effort contraire. L'infirmier regarde, impassible, mordillant son crayon, un coup d'œil à la montre, un autre aux échantillons qui défilent. Dans les cas douteux, il part avec la bassine et va consulter le médecin.
J'ai reçu une visite : Piero Sonnino, le Romain.
—Tu as vu comme je les ai roulés?
Piero a une très légère entérite, il est là depuis vingt jours, il s'y trouve bien, se repose et engraisse ; il se fiche pas mal des sélections et il a décidé de rester au K.B.
jusqu'à la fin de l'hiver, coûte que coûte. Sa méthode consiste à faire la queue derrière un malade authentiquement atteint de dysenterie, et qui offre quelque chance de succès ; quand vient son tour, il lui demande sa collaboration (contre de la soupe ou du pain) et si l'autre accepte et que l'infirmier a un instant d'inattention, il échange les bassines au milieu de la confusion générale, et le tour est joué. Piero sait ce qu'il risque mais jusqu'ici il s'en est toujours bien tiré.
Mais la vie au K.B., ce n'est rien de tout cela. Ce ne sont ni les moments cruciaux de la sélection, ni les épisodes grotesques du contrôle de la diarrhée et du dépistage des poux, ni même les maladies.
Le K.B., c'est le Lager moins l'épuisement physique.
Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience ; aussi y parlons-nous d'autre chose, durant les interminables journées vides, que de faim et de travail ; aussi en venons-nous à penser à ce qu'on a fait de nous, à tout ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre. C'est dans cette baraque du K.B., au cours de cette parenthèse de paix relative, que
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nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée ; combien, au lieu de nous dire : « Rappelle-toi que tu dois mourir », les sages de l'Antiquité auraient mieux fait de nous mettre en garde contre cet autre danger, autrement redoutable. S'il est un message que le Lager eût pu transmettre aux hommes libres, c'est bien celui-ci : « Faites en sorte de ne pas subir dans vos maisons ce qui nous est infligé ici. »
Lorsqu'on travaille, on souffre et on n'a pas le temps de penser : nos maisons sont moins qu'un souvenir. Mais ici le temps est tout à nous : malgré l'interdiction, nous nous rendons visite d'une couchette à l'autre, et nous parlons et parlons. La baraque de bois, emplie d'humanité souffrante, retentit de paroles, de souvenirs, et d'une autre douleur. Cela se dit « Heimweh » en allemand ; c'est une belle expression, qui veut dire littéralement « mal de la maison ».
Nous savons d'où nous venons : les souvenirs du monde extérieur peuplent notre sommeil et notre veille, nous nous apercevons avec stupeur que nous n'avons rien oublié, que chaque souvenir évoqué surgit devant nous avec une douloureuse netteté.
Mais nous ne savons pas où nous allons. Peut-être pourrons-nous survivre aux maladies et échapper aux sélections, peut-être même résister au travail et à la faim qui nous consument : et puis? Ici, momentanément à l'abri des avanies et des coups, il nous est possible de rentrer en nous-mêmes et de méditer, et alors tout nous dit que nous ne reviendrons pas. Nous avons voyagé jusqu'ici dans les
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