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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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pour autant et à midi, après avoir mangé sa soupe, il lèche soigneusement sa cuillère (ce qui est de bonne règle quand on veut la prêter, car cela permet à la fois de la nettoyer et de ne pas perdre une seule goutte de soupe) et me l'offre spontanément.
    Quelle maladie as-tu, Walter?
    – 59 –

    Körperschwäche.
    Faiblesse généralisée. La pire des maladies : elle est inguérissable, et il est très dangereux d'entrer au K.B.
    avec ce diagnostic-là. Si ce n'était pas pour cet œdème aux chevilles (il me le montre) qui l'empêche de travailler, il se serait bien gardé de se faire porter malade.
    Sur ce genre de danger, je suis encore loin d'avoir les idées claires. Tout le monde en parle à mots couverts, par allusions, et quand je pose une question on me regarde sans répondre.
    C'est donc vrai ce qu'on raconte : les sélections, les gaz, le crématoire ?
    Crématoire. Le voisin de Walter s'éveille en sursaut, se redresse brusquement : qui est-ce qui parle de crématoire ? Qu'est-ce qui se passe ? On ne peut même pas rester tranquille quand on dort ? C'est un juif polonais, un homme d'un certain âge, albinos, le visage maigre et l'air bon enfant. Il s'appelle Schmulek et il est forgeron. Walter le met au courant en quelques mots.
    Tiens, tiens, « der Italiener » ne croit pas aux sélections ? L'allemand que Schmulek s'efforce de parler est en réalité du yiddish : je le suis avec peine et seulement parce qu'il cherche à se faire comprendre. Il fait taire Walter d'un geste, il se fait fort de me persuader.
    Montre-moi ton numéro : toi, tu es le 174517. Cette numérotation a commencé il y a dix-huit mois, et elle englobe Auschwitz et les camps annexes. Nous, à Buna-Monowitz, on est maintenant dix mille ; trente mille à la rigueur en comptant Auschwitz et Birkenau. Wo sind die andere ? Où sont les autres ?
    Peut-être qu'ils ont été transférés dans d'autres camps ?

    – 60 –

    Schmulek hoche la tête et se tourne vers Walter :
    — Er will nit farstayen. Il ne veut pas comprendre.
    Mais il était écrit que je ne devais pas tarder à comprendre, et aux dépens de Schmulek. Le soir, la porte de la baraque s'est ouverte ; une voix a crié : « Ach-tung ! », et tous les bruits se sont tus pour faire place à un silence de plomb.
    Deux SS sont entrés (l'un d'eux a de nombreux galons, peut-être est-ce un officier?), on entendait leurs pas résonner dans la baraque comme dans une pièce vide ; ils ont parlé avec le médecin-chef, et celui-ci leur a montré un registre sur lequel il a pointé l'index ici et là.
    L'officier a pris note sur un carnet. Schmulek me touche les genoux : « Pass' auf, pass' auf. Fais attention. »
    L'officier,
    escorté
    du
    médecin,
    déambule
    négligemment entre les couchettes, silencieux, la cravache à la main ; il en frappe au passage un pan de couverture qui dépasse d'une des couchettes supérieures
    ; son occupant se précipite pour la border. L'officier passe.
    Il avise maintenant un malade au visage tout jaune ; il lui arrache ses couvertures, l'autre tressaille ; il lui palpe le ventre, dit : « Gut, gut », et passe.
    Ça y est, son regard s'est posé sur Schmulek ; il prend son carnet, contrôle le numéro du lit et celui du tatouage... D'en haut, pas un détail de la scène ne m'échappe : il fait une croix en face du numéro de Schmulek. Il est passé.
    Je regarde Schmulek, et derrière lui j'ai croisé le regard de Walter ; je n'ai pas posé de questions.
    Le lendemain, au lieu du groupe habituel de guéris, deux groupes distincts ont quitté le K.B. Ceux du premier groupe ont été rasés et tondus et ont pris une douche. Ceux du second sont sortis comme ils étaient,
    – 61 –

    avec une barbe de plusieurs jours, sans avoir reçu leurs soins, sans douche. Ceux-là, personne ne leur a dit au revoir, personne ne les a chargés de messages pour les camarades de Block.
    Parmi eux il y avait Schmulek.
    C'est de cette façon discrète et organisée, sans déploiement de force et sans colère, que le massacre rôde chaque jour dans les baraques du K.B. et s'abat sur tel ou tel d'entre nous. En partant, Schmulek m'a laissé sa cuillère
    et son couteau ; Walter et moi, nous avons évité de nous regarder et nous sommes restés longtemps silencieux. Puis Walter m'a demandé comment je faisais pour garder ma ration de pain si longtemps sans la toucher, et il m'a expliqué que lui, d'habitude, coupe le sien en long, de manière à avoir des

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