Si c'est un homme
différentes et toutes pleines d'une étonnante et tragique nécessité. Le soir, nous nous les racontons entre nous : elles se sont déroulées en Norvège, en Italie, en Algérie, en Ukraine, et elles sont simples et incompréhensibles comme les histoires de la Bible. Mais ne sont-elles pas à leur tour les histoires d'une nouvelle Bible ?
Lorsque nous sommes arrivés au chantier, on nous a conduits à la Eisenröhreplatz, l'esplanade où on décharge les tuyaux en fer, puis les formalités habituelles ont commencé. Le Kapo a refait l'appel, il a rapidement pris note du nouveau venu, il s'est mis d'accord avec le Meister civil sur le travail de la journée. Après quoi il nous a confiés au Vorarbeiter et s'en est allé dormir dans la cabane à outils, près du poêle. C'est un Kapo qui nous laisse tranquilles : comme il n'est pas juif, il n'a pas peur de perdre sa place. Le Vorarbeiter a distribué les vérins à ses amis, et à nous les leviers en fer ; comme d'habitude, il y a eu un court moment de lutte à qui prendrait les leviers les plus légers, et aujourd'hui je me suis mal débrouillé : j'ai un levier tout tordu et qui pèse au moins quinze kilos ; je sais déjà que même si j'avais à m'en servir à vide, je serais mort de fatigue au bout d'une demi-heure.
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Nous voilà partis, chacun avec son levier, boitant dans la neige qui commence à fondre. à chaque pas, un peu de neige et de boue s'attache à nos semelles en bois, tant et si bien qu'on finit par marcher sur deux amas informes et pesants dont on n'arrive pas à se débarrasser
; à l'improviste, l'un des deux se détache, et alors c'est comme si on avait une jambe plus courte que l'autre de dix centimètres.
Aujourd'hui, il nous faut décharger du wagon un énorme cylindre de fonte : je crois bien que c'est un tube de synthèse, il doit peser plusieurs tonnes. Dans un sens c'est préférable pour nous, car il est bien connu qu'on se fatigue moins avec les gros poids qu'avec les petits : le travail en effet est mieux réparti, et on nous donne les outils nécessaires ; mais c'est quand même un travail dangereux qui demande une concentration continue ; il suffit d'un moment d'inattention pour être entraîné par la masse.
Meister Nogalla, le contremaître polonais, raide, sérieux, taciturne, a personnellement surveillé la manœuvre. Le cylindre de fonte repose maintenant sur le sol et Meister Nogalla dit : « Bohlen holen ».
Le cœur nous manque. Cela veut dire : « porter des traverses », pour construire dans la boue molle la voie sur laquelle le cylindre sera roulé à l'aide des leviers jusqu'à l'intérieur de l'usine. Mais les traverses sont encastrées dans le sol et pèsent quatre-vingts kilos, ce qui représente à peu près la limite de nos forces. Les plus robustes d'entre nous, en s'y mettant à deux, pourront transporter des traverses pendant quelques heures ; pour moi, c'est une torture, le poids me scie en deux la clavicule ; au bout du premier voyage je suis sourd et presque aveugle tant l'effort est violent, et je serais prêt aux pires bassesses pour échapper au second.
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Je vais essayer de faire équipe avec Resnyk, qui m'a l'air d'un bon travailleur ; et puis comme il est grand, ce sera lui qui supportera la plus grande partie du poids.
Mais je sais que je dois m'attendre à ce que Resnyk me repousse avec dédain et se mette avec quelqu'un de sa taille ; alors, je demanderai la permission d'aller aux latrines, j'y resterai le plus longtemps possible, et puis je chercherai à me cacher, tout en étant bien certain que je serai aussitôt repéré, hué et battu ; mais tout vaut mieux que ce travail.
Eh bien non. Resnyk accepte ; bien plus, il soulève tout seul la traverse et me la pose avec précaution sur l'épaule droite, puis il relève l'autre extrémité, la cale sur son épaule gauche, et nous partons.
La traverse est couverte de neige et de boue ; à chaque pas elle me rabote l'oreille et la neige me coule dans le cou. Au bout d'une cinquantaine de pas, je suis à la limite de ce qu'on appelle la capacité normale de résistance : mes genoux fléchissent, mon épaule me fait mal comme si on la serrait dans un étau, mon équilibre est chancelant. à chaque pas, je sens mes souliers comme aspirés par la boue avide, par cette boue polonaise omniprésente dont l'horreur monotone remplit nos journées.
Je me mords profondément les lèvres : nous savons
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