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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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Prominenzblock, Charles et moi découvrîmes finalement ce que nous cherchions : un gros poêle en fonte, muni de tuyaux encore utilisables ; Charles accourut avec une brouette et nous y chargeâmes le poêle ; puis, me laissant le soin de le transporter à la baraque, il courut s'occuper des sacs. Là, il trouva Arthur évanoui : le froid lui avait fait perdre connaissance. Charles transporta les deux sacs en lieu sûr, puis il prit soin de son ami.
    Pendant ce temps, me tenant à grand-peine sur mes jambes, je m'efforçais de manœuvrer de mon mieux la lourde brouette. Tout à coup on entendit un bruit de moteur, et je vis un SS en motocyclette qui entrait dans le camp. Comme tous mes compagnons, à la vue de leurs visages durs, je fus envahi de terreur et de haine. Il était trop tard pour disparaître, et je ne voulais pas abandonner le poêle. D'après le règlement du Lager, j'étais censé me mettre au garde-à-vous et me découvrir.
    Je n'avais pas de chapeau et j'étais empêtré dans ma couverture. Je m'écartai de quelques pas de la brouette
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    et fis une espèce de révérence maladroite. L'Allemand passa sans me voir, tourna à l'angle d'une baraque et disparut. Je sus plus tard quel danger j'avais couru.
    J'atteignis enfin le seuil de notre baraque et déchargeai le poêle entre les mains de Charles. L'effort m'avait coupé le souffle, de grandes taches noires dansaient devant mes yeux.
    Il s'agissait maintenant de le mettre en marche.
    Nous avions tous trois les mains paralysées, et la fonte glacée se collait à la peau de nos doigts, mais il fallait de toute urgence faire fonctionner le poêle pour nous réchauffer et faire bouillir les pommes de terre. Nous avions trouvé du bois et du charbon, et même des braises provenant des baraques carbonisées.
    Lorsque la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commença à réchauffer l'atmosphère, il se produisit en nous tous comme une sensation de détente, et c'est alors que Towarowski (un Franco-Polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette proposition aux autres malades : pourquoi ne pas offrir chacun une tranche de pain aux trois travailleurs ? Ce fut aussitôt chose faite.
    La veille encore, pareil événement eût été inconcevable. La loi du Lager disait : « mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin » ; elle ignorait la gratitude. C'était bien le signe que le Lager était mort.
    Ce fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c'est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n'étions pas morts, nous avons cessé d'être des Haftlinge pour apprendre à redevenir des hommes.
    Arthur s'était assez bien remis, mais évita dès lors de s'exposer au froid ; il se chargea d'alimenter le poêle, de faire cuire les pommes de terre, de nettoyer la chambre
    – 203 –

    et d'assister les malades. Charles et moi, nous nous partageâmes les corvées à l'extérieur. Nous avions encore une heure devant nous avant la tombée de la nuit
    : partis en expédition, nous revînmes avec un demi-litre d'alcool à brûler et une boîte de levure de bière que quelqu'un avait jetée dans la neige. Nous distribuâmes les pommes de terre, et une cuillerée de levure de bière par personne. Je pensais vaguement que cela pouvait avoir un effet salutaire contre le manque de vitamines.
    La nuit tomba ; notre chambre était la seule de tout le camp à avoir un poêle, et nous n'en étions pas peu fiers. Beaucoup de malades des autres services se bousculaient à notre porte, mais la carrure imposante de Charles les tenait à distance. Nous ne songions ni les uns ni les autres que le contact inévitable avec des malades contagieux
    rendait
    l'accès
    de
    notre
    chambre
    extrêmement dangereux, et qu'attraper la diphtérie dans les conditions où nous étions, c'était se vouer plus sûrement à la mort que de se jeter d'un troisième étage.
    Moi-même, quoique conscient du danger, je ne m'en inquiétais guère : je m'étais habitué depuis trop longtemps à l'idée de mourir de maladie comme à une éventualité parmi d'autres, contre laquelle il n'y avait rien à faire. Et la pensée ne m'effleurait même pas que j'aurais pu aller réinstaller dans une autre chambre ou dans une autre baraque où le risque de contagion eût été moindre ; c'était ici que nous avions installé, de nos propres mains, un poêle autour duquel nous étions tous bien au chaud, ici que j'avais

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