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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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c'était compréhensible : on s'attendait à quelque chose de grand et de nouveau ; on sentait finalement autour de soi une force qui n'était pas celle de l'Allemagne, on sentait matériellement craquer de toutes parts ce monde maudit qui avait été le nôtre. Ou du moins tel était le sentiment des bien-portants qui, malgré la fatigue et la faim, étaient encore capables de se mouvoir; mais il est indéniable qu'un homme épuisé, nu ou sans chaussures, pense et sent différemment ; et ce qui dominait alors dans nos esprits, c'était la sensation paralysante d'être totalement vulnérables et à la merci du destin.
    Tous les hommes valides (à l'exception de quelques individus bien conseillés qui, au dernier moment, s'étaient déshabillés et glissés dans des couchettes d'infirmerie) partirent dans la nuit du 17 janvier 1945.
    Vingt mille hommes environ, provenant de différents camps. Presque tous disparurent durant la marche d'évacuation : Alberto est de ceux-là. Quelqu'un écrira peut-être un jour leur histoire.
    Nous restâmes donc sur nos grabats, seuls avec nos maladies et notre apathie plus forte que la peur.
    Dans tout le K.B. nous étions peut-être huit cents.
    Dans notre chambre, nous n'étions plus que onze, installés chacun dans une couchette, sauf Charles et Arthur qui dormaient ensemble. Au moment où la
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    grande machine du Lager s'éteignait définitivement, commençaient pour nous dix jours hors du monde et hors du temps.
    18 janvier. La nuit de l'évacuation, les cuisines du camp avaient encore fonctionné, et le lendemain matin, à l'infirmerie, on nous distribua la soupe pour la dernière fois. L'installation de chauffage central ne fonctionnait plus ; il y avait encore un reste de chaleur dans les baraques, mais à chaque heure qui passait, la température baissait, et il était clair que nous ne tarderions pas à souffrir du froid. Dehors il devait faire au moins 20° au-dessous de zéro ; la plupart des malades, quand ils avaient quelque chose sur la peau, n'avaient qu'une chemise.
    Personne ne savait ce que nous allions devenir.
    Quelques SS étaient restés là, quelques miradors étaient encore occupés.
    Vers midi, un officier SS fit le tour des baraques.
    Dans chacune d'elles, il nomma un chef de baraque choisi parmi les non-juifs qui étaient restés, et donna l'ordre d'établir immédiatement une liste séparée des malades juifs et non juifs. La situation semblait claire.
    Personne ne s'étonna de voir les Allemands conserver jusqu'au bout leur amour national pour les classifications, et il n'y eut plus aucun juif pour penser sérieusement qu'il serait encore vivant le lendemain.
    Les deux Français n'avaient rien compris et étaient terrorisés. Je leur traduisis de mauvaise grâce les paroles du SS, leur peur m'irritait ils n'avaient pas un mois de Lager, ils n'avaient pas encore vraiment faim, ils n'étaient même pas juifs, et ils avaient peur.
    On eut encore droit à une distribution de pain. Je passai l'après-midi à lire le livre laisse par le médecin il était très intéressant et j'en garde un souvenir
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    étrangement précis. Je fis également une incursion dans le service voisin, à la recherche de couvertures de ce côté-là, beaucoup de malades avaient été déclarés guéris et leurs couvertures étaient restées libres. J'en pris quelques-unes assez chaudes.
    Quand il sut qu'elles venaient du Service Dysenterie, Arthur fit la grimace « T’avait point besoin de le dire » ; en effet, elles étaient tachées. Quant à moi, je me disais que de toute façon, vu ce qui nous attendait, il valait mieux dormir au chaud.
    La nuit tomba bientôt, mais la lumière électrique continuait à fonctionner. Nous vîmes avec une tranquille épouvante qu'un SS armé se tenait au coin de la baraque.
    Je n'avais pas envie de parler, et je n'avais pas peur, sinon de la manière extérieure et conditionnelle que j'ai dite. Je continuai à lire jusqu'à une heure tardive.
    Nous n'avions pas de montres, mais il devait être vingt-trois heures lorsque toutes les lumières s'éteignirent, y compris les projecteurs des miradors. On voyait
    au
    loin
    les
    faisceaux
    des
    éclairages
    photoélectriques. Une gerbe de lumières crues fleurit dans le ciel et s'y maintint immobile, éclairant violemment le terrain On entendait le vrombissement des avions.
    Puis le bombardement commença. Ce n'était pas nouveau je descendis de ma couchette, enfilai mes pieds nus

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