Souvenirs d'un homme de lettres
siècle, où des
marchandes de fruits abritent leurs éventaires et tricotent sans
parler. Il plane sur ces promenades désertes, ces fossés d'eau
dormante, ces rues calmes que traverse de temps en temps une
pastoure
conduisant sa vache, pieds nus, le corsage serré
d'une corde et la coiffe de Jeanne d'Arc.
Le jour des courses, par exemple, l'aspect de
la ville est tout différent. C'est un va-et-vient de voitures
amenant des baigneurs et des baigneuses du Croizic, du Pouliguen.
Des charrettes chargées de paysans, de grands carrosses antiques
qui ont l'air de sortir d'un conte de fées, des carrioles de louage
où se juche une vieille douairière des environs entre sa chambrière
en coiffe et son page en sabots.
Tout cela est arrivé le matin pour l'heure de
la grand'messe. Le son des cloches tombe dans les rues étroites,
mêlé aux coups de ciseaux des barbiers ; et l'église pleine
fait la ville déserte pour deux heures. À midi, au premier coup de
l'
Angelus
, les portes s'ouvrent et la foule envahit la
petite place, aux psalmodies des mendiants groupés sous le porche
et dont les voix éclatent en même temps. C'est une mélopée bizarre
sur toutes sortes de chants d'église : Litanies,
Credo,
Pater Noster
; un étalage de plaies, d'infirmités, une
léproserie du moyen âge. La foule contribue à cette illusion
d'archaïsme : les femmes ont des coiffes blanches terminées en
pointe avec un bourrelet de broderies au-dessus des bandeaux plats,
et des barbes flottantes ou de longs bavolets tuyautés pour les
pêcheuses et les saunières, des jupes plissées à gros plis, des
guimpes rondes autour du cou. Les hommes ont deux costumes bien
différents ; les métayers portent la veste courte, le col
montant et un foulard de couleur posé en jabot qui les crête en
coqs de village. Les
paludiers
sont vêtus de l'ancien
costume guérandais, la longue blouse blanche descendant jusqu'à
mi-jambe, les braies blanches aussi, serrées de jarretières
au-dessus du genou et le tricorne noir orné de chenilles de couleur
et de boucles d'acier. Ce chapeau se place sur la tête de
différentes façons. Les gens mariés le portent « en
bataille » comme les gendarmes ; les veufs, les garçons
en tournent les pointes d'autre manière. Tout ce monde s'éparpille
dans les vieilles rues et se réunit une heure après au champ de
courses, à un kilomètre de la ville, dans une plaine immense que
domine l'horizon.
Des tribunes, le coup d'œil est merveilleux.
La mer, au fond, toute verte, semée d'écume blanche ; plus
près, les clochers du Croizic, du bourg de Batz, et les salines qui
brillent et moutonnent au soleil dans les coupures luisantes des
marais. La foule arrive de tous côtés à travers champs. Les béguins
blancs apparaissent au-dessus des haies ; les gars s'avancent
par bandes, bras dessus bras dessous, en chantant de leurs voix
rauques. L'allure, la chanson, tout est naïf, primitif, presque
sauvage. Sans nul souci des messieurs en chapeau qui regardent, les
femmes qui passent devant nous, le fichu de moire croisé sur leurs
guimpes, ont la tenue réservée et pas la moindre affectation
coquette. On est venu pour voir, dame oui ! Mais non point
pour se faire voir… En attendant les courses, tout ce peuple se
presse derrière les tribunes, autour des grandes baraques où l'on
vend du vin et du cidre, où l'on frit des gaufres et des saucisses
en plein soleil. Enfin, la fanfare guérandaise qui arrive, entourée
de nouvelles bandes bruyantes et chantantes, interrompt pour un
moment les buveries. Chacun court se placer pour le
spectacle ; et dans ce débordement de gens qui s'éparpillent
autour du champ de courses, sur le bord des fossés et des sillons
moissonnés, la longue blouse blanche des paludiers, qui les
grandit, les fait ressembler de loin à des dominicains ou à des
prémontrés. D'ailleurs tout ce côté de la Bretagne vous donne un
peu l'impression d'un grand couvent. Le travail lui-même y est
silencieux. Pour arriver à Guérande, nous avons traversé des
villages muets malgré la grande activité de la moisson, et partout
sur notre passage, les batteuses, les fléaux s'agitaient en mesure,
sans la moindre excitation de chants ou de paroles. Aujourd'hui,
cependant, les gaufres, le cidre et les saucisses ont délié la
langue des gars, et tout le long de la piste il se fait un joyeux
vacarme. Les courses de Guérande sont de deux sortes : il y a
d'abord la course citadine, un de ces
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