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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alphonse Daudet
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avec
l'accent du cru : « C'est infect… C'est crevant… »
Chose touchante ! Ils appelaient leur cercle le
clob
,
qu'en bons méridionaux ils prononçaient
clab
. On
n'entendait que cela… Le garçon du
clab
, les règlements du
clab

    J'étais à me demander comment toutes ces
démences parisiennes avaient pu venir là et s'implanter dans l'air
vif et sain de la montagne, quand je vis paraître la jolie tête
pâlotte et toute frisée du petit duc de M***, membre du
Jockey-Club, du Rowing-Club, de l'écurie Delamarre et de plusieurs
autres sociétés savantes. Ce jeune gentilhomme que ses
extravagances ont rendu célèbre sur le boulevard, venait de croquer
en quelques mois l'avant-dernier million de la succession
paternelle, et son conseil épouvanté l'avait envoyé se mettre au
vert dans ce coin perdu des Cévennes. Je compris alors les airs
alanguis de cette jeunesse, ses gilets en cœur, sa prononciation
prétentieuse : j'avais maintenant son modèle sous mes
yeux.
    À peine entré, le membre du Jockey Club fut
entouré, fêté. On répétait ses mots, on imitait ses gestes, ses
attitudes, si bien que cette pâle image de gandin, tirée, maladive,
mais distinguée en dépit de tout, semblait reflétée tout autour
dans de grossières glaces de campagne qui exagéraient ses traits.
Ce soir-là, sans doute pour me faire honneur, M. le Duc parla
beaucoup théâtre, littérature. Avec quel dédain, quelle
ignorance ! Il fallait l'entendre appeler Émile Augier
« ce M'sieu !… Et Dumas fils « le petit
Dumas ». C'était à propos de tout des idées très vagues
flottant dans des phrases inachevées où les
machin, chose,
machin
remplaçaient les mots qu'il ne trouvait pas, et
tenaient lieu de ces petits points dont abusent les auteurs
dramatiques qui ne savent pas écrire. En somme ce jeune gentilhomme
ne s'était jamais donné la peine de penser ; seulement il
avait frôlé beaucoup de monde et de chacun emporté des expressions,
des jugements gardés à fleur de tête et qui faisaient partie de
lui-même comme les boucles de frisure ombrant son front délicat. Ce
qu'il connaissait à fond, par exemple, c'était la science
héraldique, les livrées, les filles, les chevaux de courses, et
là-dessus les jeunes provinciaux dont il faisait l'éducation
étaient devenus presque aussi savants que lui.
    La soirée se traîna ainsi dans les bavardages
de ce palefrenier mélancolique. Vers dix heures, les vieux étant
partis et les tables de whist désertées, la jeunesse à son tour
s'attabla pour tailler un petit bac. C'était de règle depuis
l'arrivée du duc. J'avais pris place dans l'ombre sur un coin du
divan, et de là je voyais très bien tous les joueurs sous la lueur
abaissée et restreinte des lampes. Le membre du Jockey trônait au
milieu de la table, superbe, indifférent, tenant ses cartes avec
une grâce parfaite et s'inquiétant peu de perdre ou de gagner. Ce
décavé de la vie parisienne était encore le plus riche de la bande.
Mais eux, les pauvres petits, quel courage il leur fallait pour
demeurer impassibles ! À mesure que la partie s'échauffait, je
suivais curieusement l'expression des visages. « Je voyais les
lèvres trembler, les yeux se remplir de larmes, et les doigts se
crisper rageusement sur les cartes. Pour dissimuler leur émotion,
les perdants jetaient au travers de leur déveine des « je
m'emballe, je m'embête », mais dans ce terrible accent du
Midi, toujours significatif et inexorable, ces exclamations
parisiennes n'avaient plus le même air d'aristocratique
indifférence que sur les lèvres du petit duc.
    Parmi tous les joueurs il y en avait un
surtout qui m'intéressait. C'était un grand gars, très jeune,
poussé trop vite, une bonne grosse tête d'enfant à barbe, naïve,
inculte, primitive, malgré les frisures Demidoff, et où toutes les
impressions se lisaient à visage ouvert. Ce garçon-là perdait tout
le temps. Deux ou trois fois je l'avais vu se lever de la table et
sortir vivement ; puis, au bout de quelques minutes, il
revenait prendre sa place, tout rouge, tout suant, et je me
disais : « Toi, tu viens de raconter quelque histoire à
ta mère, à tes sœurs pour avoir de l'argent. » Le fait est que
chaque fois, le pauvre diable rentrait les poches pleines et se
remettait au jeu avec fureur. Mais la chance s'acharnait contre
lui. Il perdait, il perdait toujours. Je le sentais crispé,
frémissant, n'ayant plus même la force de faire bon

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