Spartacus
que nous voyions revenir un seul de ceux qui s’étaient élancés. Puis le plateau a été balayé par des bourrasques de neige.
Spartacus s’est redressé.
— C’est cette nuit que nous allons échapper au piège de Crassus, a-t-il dit. Les Romains n’imaginent pas, après ce massacre, que nous allons tenter de passer. Mais la neige est là, c’est le signal que nous donnent les dieux.
La nuit était si dense que nous nous tenions par les épaules pour ne pas nous égarer.
Nous avons égorgé les rares bêtes de somme que nous possédions encore et nous les avons précipitées dans le fossé déjà en partie comblé par les corps des combattants du matin. Nous avons aussi tué les prisonniers, puis nous avons recouvert les cadavres de branches, et nous avons ainsi traversé le fossé les uns après les autres, franchissant la palissade après avoir égorgé les sentinelles, endormies après les combats et recroquevillées sous la neige.
Spartacus est passé le premier, mais il est resté au pied de la palissade jusqu’à ce que le dernier d’entre nous l’ait escaladée.
La neige, ce cadeau des dieux, enveloppait d’un épais silence notre marche vers le rivage et cachait nos corps dans l’épaisseur de la nuit.
58
J’étais le légat Gaius Fuscus Salinator.
Il me revenait d’annoncer la mauvaise nouvelle au proconsul Licinius Crassus.
Les centurions qui avaient chevauché à mes côtés depuis les sommets des monts Silas – en vain avions-nous cherché à retrouver les traces de Spartacus et de ses bandes – se sont écartés et je suis entré seul dans la tente du proconsul.
Il était assoupi, le menton sur la poitrine, mais son visage figé n’en paraissait que plus cruel. Les rides autour de sa bouche formaient comme un rictus amer, vindicatif. Un profond sillon partageait son front par le mitan. Ses mains épaisses, baguées, reposaient sur les cuisses.
Le glaive était placé sur une table basse, à droite du siège de cuir dans lequel Crassus était affalé, enveloppé dans une longue et large cape aux bords rouges.
J’étais le légat et j’ai pensé au sort du légat Mummius qui, agenouillé, le jour de la décimation, avait offert sa mort au proconsul qui l’avait humilié.
J’ai toussoté plusieurs fois.
Crassus s’est redressé, sa main agrippant aussitôt la poignée de son glaive, puis ses doigts se sont desserrés quand il m’a reconnu. Il m’a regardé avec un étonnement sans bienveillance, ses yeux cherchant les miens, s’y enfonçant.
— Que me dis-tu, Fuscus Salinator ?
J’ai commencé à évoquer la neige qui tombait si dru, sur les sommets des monts Silas, qu’on n’y voyait pas à un pas.
Il s’est levé, s’est avancé vers moi, le visage tel un serpent dont on ne voit que la tête dressée, projetée vers sa proie, si vite, comme une flèche, la langue chargée de venin.
— Que me dis-tu, légat ? a répété le proconsul.
— Les sentinelles ont été surprises, égorgées. Spartacus et ses bandes…
Il a levé la main.
— Tu me dis, légat, tu m’annonces, Fuscus Salinator, que Spartacus et ses chiens ont réussi à franchir le fossé et la palissade cette nuit ? que les centuries les ont laissés passer parce qu’il neigeait, et que notre victoire, d’hier seulement, est piétinée, ensevelie, abolie ? que Spartacus a brisé notre piège ?
Il m’a tourné le dos et s’est s’éloigné, marchant d’un bout à l’autre de la tente, criant au centurion de garde qu’il voulait qu’on aille chercher le tribun militaire Caius Julius Caesar.
Il est revenu vers moi.
— Ils ont franchi le fossé et la palissade ? a-t-il répété. Où sont-ils ? Est-ce que tu sais au moins cela, légat ?
J’ai secoué la tête, marmonné qu’avec plusieurs cavaliers j’avais battu les versants, malgré la neige et la nuit, en vain.
Crassus s’est approché, la main sur le pommeau de son glaive, me regardant avec tant de mépris et de haine que je n’ai pu soutenir son regard alors que je n’avais pas baissé les yeux face à Spartacus.
À cet instant, j’ai su que le gladiateur thrace était moins cruel que le proconsul romain. Et j’ai été heureux d’avoir accepté le marché que Spartacus m’avait offert, d’avoir sauvé ma propre vie et celles de ce Grec, de ce Juif et de cette femme thrace. Un jour, si je survivais, je recueillerais leurs récits, j’écrirais l’histoire de cette guerre dont
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