Spartacus
pas se battre. Crassus est plus cruel qu’un fauve. Un chacal, disait de lui Pythias, t’en souviens-tu ?
Nous avons marché sous la neige, allant et venant sur ce plateau, ces pentes boisées où était rassemblé ce qui restait de notre grand troupeau : un moignon d’armée, quelques milliers d’hommes cependant. Mais qui eût pu connaître leur nombre avec exactitude ?
— Le légat, m’a expliqué Spartacus, s’est engagé à les protéger en échange de sa vie.
J’ai ricané. Spartacus avait déjà fait confiance à Axios le pirate auquel il avait livré notre or, notre butin, et abandonné Pythias.
— Je croyais qu’Apollonia, Jaïr et Posidionos t’étaient chers, et tu les as confiés au légat de Crassus !
Il a baissé la tête.
— Je fais confiance aux dieux. Ils ne me trahiront pas. Je ne leur demande pas la victoire, mais seulement que les hommes gardent le souvenir de ce que nous avons fait, espéré, rêvé. Posidionos, Jaïr et Apollonia le raconteront. Le légat sait que s’il recueille notre histoire il sera l’égal des Grecs. On se souviendra de lui.
Il s’est arrêté, m’a fait face.
— J’exige peu des dieux. Et je leur rends ma vie sans regrets.
Il a aperçu mon désarroi.
— Mais je la ferai payer cher aux Romains ! Et je veux que quelques-uns d’entre nous – toi, peut-être, Curius – échappent à la mort. Pour cela, il faut que nous sortions de ce piège, que nous quittions la presqu’île, franchissions le fossé et la palissade.
Tu les as franchis, toi, Jaïr, m’a dit Curius en poursuivant son récit. J’ai vu les sentinelles romaines vous lancer des échelles et des cordes, puis vous hisser. Mais nous, nous devions passer sans être vus. Et la palissade était plus haute que deux hommes de grande taille ; quant au fossé, il avait plus de cinq pas de large et trois de profondeur…
Curius parle tout en marchant courbé dans cette cahute au plafond bas auquel sont suspendus des sacs et quelques cordages.
— Les légions de Crassus étaient en embuscade. Elles attendaient que nous tentions de forcer le passage. Et chaque jour des esclaves entouraient Spartacus, lui reprochant de ne pas lancer un assaut. Il fallait franchir le fossé, renverser la palissade comme l’aurait fait une avalanche. Ils criaient : « Autant mourir les armes à la main, dans un combat dont nous aurons choisi le lieu et le jour, que de crever ici, affamés, gelés, incapables de nous défendre quand les légions nous attaqueront. Elles n’auront plus qu’à nous égorger. Nous n’aurons même plus la force de nous mettre à genoux. Ils piétineront nos corps. Peut-être même les brûleront-ils tout vifs. »
Spartacus les écoutait. Il semblait avoir renoncé à leur imposer ordre et discipline. Notre cohorte, qui avait ressemblé pendant un temps bref à une armée, était redevenue un troupeau.
Le Thrace tentait de le retenir, expliquant qu’il fallait attendre une nuit où les bourrasques de neige empêcheraient de voir à plus d’un pas. On comblerait alors le fossé. Quelques-uns escaladeraient la palissade, surprendraient les sentinelles, les tueraient ; alors seulement le gros de la troupe passerait et nous descendrions vers le rivage où nous trouverions un climat plus clément et des vivres, puisque aucun de ces petits ports n’avait encore été pillé.
Voilà ce qu’il conseillait et qu’on accueillait, après quelques instants de silence, par des murmures, des refus, des cris d’impatience.
Un matin, alors que le ciel était clair, le sol durci par le gel, plusieurs milliers d’entre eux se sont précipités, sautant dans le fossé, escaladant la palissade.
J’ai voulu me joindre à eux, mais Spartacus m’a retenu. Il était sûr que les légions allaient tailler dans cette masse confuse à grands coups de lame, et que tous périraient.
— Garde tes hommes avec toi, m’a-t-il dit. Ne les laisse pas agir comme des moutons. Nous aurons à mener de vrais combats. Je veux que tu sois là avec les tiens.
Je me suis assis près de lui, devant l’un des feux qui continuaient de brûler sur le plateau, et mes hommes nous ont rejoints.
Nous avons entendu des cris, des roulements de tambour, puis ce fut le silence, cependant que le soleil disparaissait tout à coup, recouvert par des nuages noirs et bas qui s’accrochaient aux sommets et aux pentes, aux cimes des pins et des hêtres. La nuit est vite tombée sans
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