Spartacus
libres. Maintenant, les dieux réclament ma vie. Je la leur dois.
J’ai surpris le regard étonné du légat Fuscus Salinator qui nous a longuement dévisagés quand Spartacus lui a précisé que Posidionos le Grec était un rhéteur qui avait enseigné à Rhodes et à Rome, lu les histoires d’Hérodote et de Thucydide, et que moi j’étais Jaïr, un Juif de Judée, qui connaissais le Livre rassemblant toute la mémoire de mon peuple. Quant à Apollonia, elle comprenait les signes que tracent les dieux, elle était prêtresse de Dionysos et devineresse, fille du peuple de Thrace dont il était, lui, Spartacus, l’un des fils.
Le légat a eu un moment d’hésitation, puis il s’est redressé et a lancé d’une voix qu’il voulait assurée, mais dont je percevais le tremblement :
— Grecs, Juifs, Thraces…, Rome a vaincu tous ces peuples. Et tu l’as dit, Spartacus, tu le sais : tu ne peux vaincre les légions de Crassus, il a refermé son piège sur toi et les tiens. Tu vas mourir ici sans pouvoir franchir ce fossé ni cette palissade.
Apollonia a poussé un cri de rage et s’est précipitée sur le légat, le griffant au visage.
Spartacus l’a écartée d’un geste violent, puis il a noué les doigts autour du cou du légat.
J’ai détourné la tête, pensant qu’il allait l’étrangler, mais il s’est mis à parler, proposant à Fuscus Salinator de le laisser en vie s’il promettait de sauver celles de Posidionos, d’Apollonia et la mienne.
— Les sentinelles romaines te reconnaîtront, a-t-il dit. Tu leur expliqueras que ces trois-là ont favorisé ta fuite et que je les détenais captifs. Tu les as libérés et ils t’ont aidé à fuir. Les Romains te croiront.
Il s’est interrompu. J’ai entendu la toux étouffée du légat. Spartacus avait recommencé à lui serrer le cou.
— Choisis vite, légat. Je veux que Posidionos, Jaïr et Apollonia te racontent un jour ma vie, les combats que j’ai menés, qu’ils te parlent des milliers d’esclaves qui m’ont rejoint et comment j’ai fait trembler Rome. Si tu choisis de vivre, tu seras celui qui rappellera ce qui a eu lieu. Ainsi ne serons-nous pas seulement les corps que Crassus va supplicier.
Il m’a regardé. J’ai eu la certitude qu’il s’adressait d’abord à moi.
— Ceux dont on se souvient ne meurent pas, a-t-il ajouté.
Ces mots m’ont paru familiers. Le Maître de Justice, en mon pays de Judée, aurait pu les prononcer, et j’étais étonné et ému que Spartacus les eût choisis.
Cette nuit là, il m’a semblé habité par une force nouvelle. Il était déterminé, seulement préoccupé par ce qui subsisterait de sa révolte, de cette guerre servile qui avait été jalonnée de succès, mais qui, il le répétait, était désormais perdue.
— Si tu veux vivre, répéta-t-il au légat, il faut que tu jures devant les dieux que Jaïr, Apollonia et Posidionos vivront. Quant à moi et les miens, nous vivrons dans ce qu’ils te diront.
Il était penché sur le légat, qui hésitait.
Tout à coup, Spartacus a grondé :
— Il ne va plus être temps, légat.
Et il a serré si fort le cou du Romain que le corps de celui-ci a été pris de spasmes comme ceux d’un poisson jeté sur le sable.
Je me suis levé.
J’ai dit :
— Il va choisir de vivre.
Spartacus a desserré les mains et le légat a respiré bruyamment, la tête levée vers le ciel, bouche grande ouverte. Puis, quand Spartacus s’est à nouveau penché sur lui, les mains s’approchant de son cou, et qu’il a murmuré : « Je vais t’arracher la tête », il a accepté le marché.
Il a fallu convaincre Apollonia.
Elle se roulait sur le sol, se tordait les bras, brandissait un poignard, disant qu’elle allait offrir son corps aux dieux pour qu’ils sauvent Spartacus qu’elle ne voulait pas quitter.
Elle ne s’est calmée qu’au moment où celui-ci lui a objecté qu’il ne faisait qu’obéir aux dieux. Il avait vu Dionysos en songe. Celui-ci lui avait envoyé ce Romain pour l’aider à traverser le fleuve qui sépare la vie de la mort et le conduire au pays où les hommes continuent d’exister dans la mémoire des vivants.
Mais il fallait pour cela qu’Apollonia, Posidionos et moi le quittions, suivions le légat. Nous étions les dépositaires de ce qui avait eu lieu. Nous gardions le grand butin de la vie de Spartacus, le souvenir de ces esclaves de toutes origines qui s’étaient rassemblés autour de
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