Staline
aujourd’hui. Un an plus tard, le pain
manquera dans plusieurs régions de l’Union soviétique.
Ce culte primitif, fabriqué par l’appareil dirigeant du
Parti et par Staline lui-même pour sublimer leur domination politique, a
transformé la biographie de Staline en hagiographie ou en pamphlet, avant d’en
nier la possibilité même. Sa biographie officielle, publiée en URSS en 1948,
est celle d’un être sans enfance, sans jeunesse ni famille, dont les
innombrables portraits officiels suggèrent qu’il échappe au vieillissement. Si
le chant des Jeunesses communistes proclame : « Lénine a vécu, vit et
vivra », c’est Staline qui incarne cette éternité factice. Or, le vrai
dieu ne naît pas plus qu’il ne meurt. Comme Athéna, sortant tout armée du crâne
de Zeus, ou le dalaï-lama, réincarnation à répétition de son prédécesseur, il
porte en lui l’image de son destin. Il ne saurait avoir d’enfance que mythique ;
son apprentissage apparent n’est que l’embryon de son omniscience et de son
omnipotence futures.
Faute de pouvoir entièrement l’effacer, Staline réduit son
enfance à son expression la plus simple, ou l’ensevelit sous les voiles du
mystère. Au début des années 1930, Boukharine, directeur de la Pravda, publie une série de dithyrambes, dans l’un desquels on évoque que la mère du
Secrétaire général l’appelait Sosso (diminutif géorgien de Joseph). Staline
décroche son téléphone, apostrophe violemment Boukharine : « Qu’est-ce
que c’est encore que cette histoire de Sosso [15] ? »
et le couvre d’injures.
Staline a jeté un voile sur ses débuts dans la vie, rendant
difficiles les recherches, même pieuses. En 1938, les éditions du Komsomol lui
envoient les épreuves d’un volume de Récits sur l’enfance de Staline ; elles essuient un refus menaçant. Par lettre du 16 février 1938,
Staline dénonce cet ouvrage « truffé d’inexactitudes factuelles, de
déformations, d’exagérations, de louanges imméritées. Les amateurs de contes,
les affabulateurs (peut-être pleins de bonnes intentions), les lèche-bottes ont
induit l’auteur en erreur. » Dès lors, « ce petit livre verse de l’eau
au moulin des socialistes-révolutionnaires [en] enracinant dans la conscience
des enfants soviétiques (et des gens en général) le culte des personnalités,
des chefs, des héros infaillibles [16] »,
et il conseille aux éditeurs des Récits de les brûler. Sitôt dit, sitôt
fait. Verser de l’eau au moulin des socialistes-révolutionnaires, interdits
depuis 1922, est en effet très périlleux dans l’URSS de 1938.
Boulgakov, en août 1939, achève la rédaction de Batoum, pièce de théâtre sur la jeunesse du Guide. Voulant consulter les archives, il
prend, le 14, le train pour Tiflis. À la première gare un télégramme urgent le
rappelle à Moscou : « Revenez immédiatement ; la pièce est
interdite. » Sa curiosité est sacrilège. L’évocation, même mythologique,
de ces années paraissait donc incongrue à Staline. En décembre 1939,
pourtant, la revue Molodaia Gvardia publie un bouquet de témoignages
admiratifs sur sa prime jeunesse et dresse un portrait en rose de cet élève
modèle qui allie une autorité incontestée sur ses camarades à une inépuisable
gentillesse. Le fait est exceptionnel, et sans doute lié à la volonté de se
distancier publiquement d’une répression sauvage attribuée à Iejov, le chef
disgracié du NKVD. Sa répugnance devant l’évocation de sa jeunesse est réelle.
Dans sa biographie officielle de deux cent quarante trois pages, relue et
corrigée par lui-même, le récit de ses vingt premières années se réduit à une
chronologie laconique d’une quarantaine de lignes. Staline annota la maquette
et y apporta quelque trois cents corrections, dont deux seulement concernent
ces années. L’une est purement stylistique ; l’autre, rédigée à un moment
où Staline courtisait l’Église, précise par deux fois que le séminaire de
Tiflis où il a étudié était un séminaire « orthodoxe » [17] .
Il efface ainsi sa jeunesse dont il ne parlait ni à ses
collaborateurs politiques, ni à ses proches, sauf parfois à sa fille, Svetlana,
qui ne tirera qu’une pauvre demi-page de ses récits. Un jour de mars 1945,
peut-être gagné par l’euphorie de la victoire prochaine, il s’épanche soudain,
pendant une promenade, auprès du maréchal Joukov, et lui parle de son
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