Stefan Zweig
tout. « Les petites dettes de notre ménage ont à être payées par ce qui nous reste ici », a-t-il prié Koogan. Il a même précisé, en s’adressant à Mrs Banfield, qu’il laisse ses « effets personnels », vêtements et autres objets, à ces « gens honnêtes et serviables qui ont rendu notre séjour dans cette maison encore plus agréable ». Il a même prévu des « Dispositions concernant mon chien » : il confie à ses exécuteurs testamentaires le sort de Plucky, mais l’offre en priorité à cette Mrs Banfield qui l’aime bien…
Il écrit en français à Wittkowski et en Argentine à Alfredo Cahn, pour les remercier et, en anglais, au peu de famille qui lui reste – au frère de Friderike et au fils de ce frère (Ferdinand Burger), auquel il tient à léguer une petite somme. Lotte écrit pour sa part à son frère et à sa belle-sœur (Manfred et Hannah Altmann) et Zweig ajoute à la fin de la lettre un post-scriptum en anglais qui s’achève ainsi : « Nous avons décidé, unis par l’amour, de ne pas nous quitter… » Manfred et Hannah Altmann sont les seules personnes auxquelles il aura clairement exprimé l’intention volontaire de quitter la vie ensemble, d’un même accord. A tous ses autres interlocuteurs, il n’a rien dit de sa démarche, écrivant « je », parfois « nous », sans plus préciser. « Vous nous comprendriez mieux si vous aviez vu combien Lotte a souffert de son asthme au cours de ces derniers mois, et j’étais moi-même très oppressé par notre vie de nomades. »
Lorsque les Feder les rejoignent, le samedi soir après dîner, tout est déjà en ordre, tout est prêt pour le grand départ. Les deux hommes parlent à leur habitude des écrivains qu’ils aiment, de l’Europe qu’ils ont perdue, de l’Autriche et de l’Allemagne, de cette guerre, Zweig en est convaincu, qui en est encore à ses débuts. Ernst Feder s’étonne qu’il lui restitue déjà les quatre volumes de Montaigne qu’il lui a prêtés.
« Avez-vous trouvé une édition complète ?
– Oui, répond Zweig d’une voix mal assurée. »
Il avait déjà écrit deux chapitres, précise Feder dans ses souvenirs.
Pour briser la mélancolie qui rend ce soir-là, d’après Feder, l’atmosphère particulièrement étouffante, les deux hommes entament une partie d’échecs. « Je suis un piètre joueur, dira Feder, mais lui-même était si inexpérimenté dans cet art que j’avais du mal à le laisser gagner de temps en temps. » Il est presque minuit lorsque Lotte et Stefan Zweig raccompagnent leurs invités jusque chez eux. En chemin, ils déclinent le projet lancé par Feder d’un prochain voyage en Colombie, tous les quatre. « Pardonnez-moi mes humeurs noires », dit Zweig, parvenu au seuil de la maison. Puis il serre longuement la main d’Ernst Feder.
L’entrée dans la nuit
Le dimanche matin, Stefan Zweig adresse à Friderike, en anglais, un ultime message : « Je t’écris ces lignes aux dernières heures, tu ne peux imaginer comme je me sens heureux depuis que j’ai pris cette décision. Embrasse tes enfants et ne me plains pas. Souviens-toi du bon Joseph Roth et de Rieger, et comme je me suis réjoui qu’ils n’aient plus à supporter ces tourments. Avec mon affection et mon amitié, courage – tu sais bien que je suis apaisé et heureux. Stefan. »
Il met une dernière fois son bureau en ordre, il laisse les lettres cachetées et timbrées, les plumes taillées et les manuscrits et brouillons empaquetés, portant cette mention en français : « Pas toucher ! Tous ces manuscrits ont à être remis à Senhor Abrão Koogan, Editora Guanabara, que j’ai prié de les garder et les faire réviser par Mr Victor Wittkowski Hotel Russel Praia Russel. » Il a posé en évidence sur le bureau les deux petits volumes, cadeau de Jules Romains, où, à la suite de la dédicace manuscrite de l’auteur, il a ajouté de sa main « … et donné par lui à son ami Abrão Koogan, 21-2-42 ».
Zweig s’habille avec soin, revêtant – puisque c’est dimanche – un complet de sport, chemise sombre, cravate noire et knickers. La moustache et le cheveu impeccablement peignés, il en a bientôt fini avec les préparatifs. S’il a pris congé de tous ceux qu’il aime et organisé avec la plus extrême minutie son départ, il tient à écrire officiellement ses adieux au monde. Et à les écrire en allemand. Ce
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