Stefan Zweig
des nuages, avec ses mœurs de Vieille Europe, ce Viennois épris jusqu’à en mourir de son Autriche natale, avec laquelle il entretenait des rapports d’amour-haine, n’a employé aucune recette, aucun artifice pour atteindre cette vogue, cette popularité surprenantes. Il n’a jamais eu qu’une arme littéraire : la vérité.
Européen convaincu et militant, citoyen du monde dans une époque figée sur des frontières, marquée par des oriflammes, il était tolérant, pacifiste et avait horreur des engagements. Quand presque tous les écrivains du xx e siècle se sont prononcés en faveur d’une politique, de droite ou de gauche, il s’est maintenu ailleurs, dans un détachement qui a pu passer pour de l’indifférence ou pire encore, pour une forme de désertion. Le choix du désengagement était pourtant de sa part un acte de vrai courage. Il se gardait surtout, comme d’une peste, du fanatisme. Cette attitude, si haute et si sereine, peu conforme à la conception moderne, camusienne ou sartrienne, d’une littérature engagée et partisane, devrait nous le rendre sinon étranger, pour le moins étrange. Se maintenant hors d’atteinte, libre de sa pensée, de ses actes et répugnant au jugement commun, plus d’un contemporain – même Joseph Roth qui fut son ami – lui a reproché ce refus de prendre parti, de signer la moindre pétition ou un manifeste. Quitte à être incompris, il se voulait fidèle au principe d’Erasme, qu’il avait érigé en modèle. Homo pro se . Ce n’est pas un message que l’on entend souvent : être un homme pour soi seul.
Cet homme sensible, qui partageait sincèrement, au plus profond de lui, les malheurs du monde, gardait toujours sa réserve et même dans l’intimité, ne se départit jamais de cette pudeur poussée à l’extrême : une attitude distante, qui préservait sans doute son jardin secret. C’est l’homme le plus silencieux, le plus réservé, mais par là le plus mystérieux aussi que les lecteurs d’aujourd’hui continuent de lire, attirés comme par un puissant aimant par tout nouvel inédit, surgi parfois d’une mallette ou d’un fond de tiroir. S’ils le suivent ainsi de livre en livre, indifférents au contexte de sa vie, aux écueils de son caractère façonné par la Mitteleuropa , ne serait-ce pas parce qu’ils sont fascinés par une voix particu lière ? Une voix douce et fervente, qui leur raconte de belles histoires tristes, aux couleurs d’éternité tragique.
Cette voix, c’est d’abord une écriture sobre, élégante et fluide, qui a l’air de couler de source.
On peut y ajouter, du moins en France, la qualité de traductions dues à des traducteurs incomparables, parmi lesquels – il mérite le plus bel hommage – Alzir Hella. Mais il en eut d’autres, de grand talent, de Guilbeaux à Bournac, qui surent rendre la fluidité des textes au point de faire oublier au lecteur français qu’il ne lit pas Zweig dans sa langue originale.
S’il écrit simplement, sans fioritures ni complications, ce Viennois qui a pour maîtres Verlaine ou Verhaeren ne s’attarde pas à des descriptions harassantes, à des portraits ou à des analyses qui lasseraient. Il écrit vite et efficace, au rythme d’une action soutenue qui court jusqu’à son dénouement. La concision, la rapidité sont des vertus qui plaisent aujourd’hui, où plus personne n’a le temps de rien, ni celui de tourner les pages de romans monumentaux comme Guerre et Paix que Zweig avait rêvé, avec le sourire, de réduire en quelques pages à son « essence filtrée » – cette « essence filtrée » qui est sa véritable empreinte. Sa signature d’écrivain.
Pour autant – et c’est là un de ses autres mystères –, sa prose n’en est pas du tout asséchée ou appauvrie. C’est même le contraire. Un lyrisme contenu, latent, anime tout ce qu’il écrit, caresse et illumine ses phrases, sans les alourdir ni les rendre trop littéraires. Jamais ce lyrisme subtil ne nuit à l’efficacité du récit ; il en soutient au contraire la charpente, alimente d’un feu secret les passages les plus dépouillés. C’est ce lyrisme qu’on aime chez Zweig, lyrisme jugulé et pudique, dont on devine la passion sous-jacente.
Il nous conduit dans le dédale des amours perdues et coupables, des sentiments confus, des émotions inavouables, des regrets, des remords, des peines égarées, comme dans un monde qui serait
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