Stefan Zweig
Feuchtwanger ni Paul Stefan, ni Heinrich Mann ni Berthold Viertel n’ont écrit une ligne qu’on aurait envie ici de reproduire. Tous les articles sont étrangement semblables, ils expriment surtout l’étonnement et l’affliction, mais sont le plus extraordinaire témoignage d’incompréhension que des contemporains aient pu donner d’un confrère et ami. Friderike Zweig s’en indignera : « J’ai été offensée que l’on dénigrât son désespoir », dira-t-elle. La personnalité de Stefan Zweig, trop subtile et trop délicate, avec sa générosité, sa foi sincère en l’homme et son refus du militantisme, aura dérouté les gens de lettres.
Thomas Mann, après un commentaire falot dans l’ Aufbau , se chargera de lui régler ses comptes, dans une lettre à Friderike, où d’un trait de plume perfide, il lui reproche son « égoïsme » et son « manquement au devoir » ! Ce qui est un comble quand on songe à Mann, l’un des plus grands écrivains de langue allemande, mais qui n’eut pas une vie particulièrement exemplaire ni exaltante, encore moins dénuée de cet égoïsme qu’il stigmatise chez Zweig. « N’avait-il pas conscience d’un devoir à remplir envers ses compagnons d’infortune du monde entier, pour lesquels le pain de l’exil est bien plus dur que pour lui, adulé et libre de tout souci matériel ? », proteste-t-il auprès de Friderike. Il n’aura pas plus de cœur quand il commentera sept ans plus tard la mort de son propre fils, Klaus, qu’il aura aussi peu compris et autant mésestimé 6 .
Le stoïcisme de cette mort volontaire, son courage et le fond de pessimisme absolu sur lequel elle s’écrit, échappe à peu près à tous les contemporains les plus proches de Stefan Zweig. Seul un écrivain français semble vibrer au diapason du drame, Jules Romains. La nouvelle l’atteint à Mexico, où il vient à peine d’arriver avec Lise. Bouleversé, il écrira encore, des années plus tard, que « cette mort fut l’une des plus grandes peines de ma vie ». Très inquiet quant à la santé morale de l’ami autrichien, auquel il est lié fraternellement depuis leur jeunesse, sensible aux signes évidents d’une dépression dont il a sous-estimé les conséquences, mais contre laquelle il a essayé de lutter en lui témoignant une amitié constante, une attention de chaque instant, aussi choqué, aussi épouvanté soit-il, il saisit aussitôt les origines de son geste fatal.
« Il ne faisait pas profession de détachement », dira-t-il aux étudiants mexicains rassemblés dans l’université pour parler avec lui, quelques jours plus tard, de la personnalité tout en nuances et en élégance de Stefan Zweig. « Les misères du temps et ses menaces, Zweig les discernait avec une lucidité qui, dans la bouche d’un autre, eût semblé désespérée. Chez lui le ton de sagesse bienveillante qu’il gardait laissait croire que la sérénité philosophique et même l’ironie – une ironie très atténuée, un peu épiscopale – le consolaient de voir si clair. » Il leur lira la lettre que l’écrivain lui a adressée, le 19 février, et qu’il a reçue sept jours après l’annonce de sa mort, comme un adieu d’outre-tombe, « comme si le mort tendait la main à travers le mur de séparation, venait me toucher pour que je l’écoute ». Romains écrira un jour, dans Violation de frontières , de ces histoires fortes, inspirées par la dislocation du temps, et peut-être par la disparition et les adieux de cet ami irréprochable.
Aux jeunes Mexicains qui l’écoutent, Jules Romains parle du Grand Européen, de l’homme sensible et généreux, le moins envieux des hommes, capable de s’enthousiasmer jusqu’à l’oubli de soi pour faire connaître l’œuvre et le talent des auteurs qu’il admirait. Il parle de l’écrivain efficace et tourmenté qui nourrissait une vraie insatisfaction, presque un sentiment d’échec à l’égard de son œuvre, alors qu’il explorait avec une finesse, une sensibilité, une efficacité sans égales les abîmes de l’âme humaine. Quant à sa mort, « son suicide a la valeur d’une sentence longuement motivée », dira-t-il.
« Le temps d’Hiroshima et celui de la bombe H ne lui eussent pas paru plus riches d’espérances que celui de Pearl Harbor, écrira-t-il quelques années plus tard. Et ce qu’il aurait pu retrouver provisoirement de confort personnel n’aurait pas
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