Stefan Zweig
effondrées, je m’écroule avec elles. » Il y a chez lui une compassion innée, et une incomparable intuition des souffrances. Stefan Zweig connaissait, pour l’avoir éprouvée, la forme de pitié la plus dangereuse pour un être. « Sa profonde compréhension pour la détresse intime, écrira Friderike Zweig défendant sa mémoire, repose sur une capacité inépuisable de vibrer à l’unisson, sur une totale implication de soi-même et, par voie de conséquence, sur une extrême vulnérabilité. »
Les plus proches de ses amis auront ignoré qui il était vraiment sous son allure de gentilhomme des lettres. « Il avait toujours l’air si fort », écrit Felix Braun à Friderike de sa retraite du Lake District, comprenant un peu tard qu’« il était plus fragile que moi, nous venons de nous en apercevoir ».
« Il paraissait si robuste, si assuré de l’existence et sachant la garer de tous les dangers », s’étonne à son tour Romain Rolland, qui n’a pas été plus perspicace ni plus attentif que Braun.
Les lecteurs anonymes, familiers de l’œuvre de Stefan Zweig, auront été moins surpris que ses contemporains éminents. Le suicide n’est-il pas un des leitmotive de ses nouvelles, et l’un des dénouements qu’il préfère. Le médecin d’ Amok , le jeune joueur de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme , l’héroïne de la Lettre d’une inconnue , la jeune paralysée de La Pitié dangereuse , combien sont-ils, combien sont-elles, depuis son tout premier récit Dans la neige , où une tribu juive entière se laisse mourir pour échapper aux hordes des flagellants, à pouvoir dire comme Ronsard :
Je te salue, heureuse et profitable mort,
Des extrêmes douleurs médecin et confort.
Quand ils ne se suicident pas, les personnages de presque toutes ses nouvelles y songent cependant, tels Benjamin Marnefesch dans Le Chandelier enterré , ou même la belle et très voluptueuse bourgeoise de La Peur . Et combien d’autres ! Le suicide apparaît comme une délivrance aux hommes et aux femmes qui trouvent intolérable le poids de leurs souffrances et préfèrent mourir plutôt que d’endurer la haine, l’humiliation, l’injustice ou le désamour. Etres passionnés mais faibles, ne sachant pas répondre à la haine par la haine, ils sont les vaincus que Zweig aime tant et dont il a choisi de rallier le camp.
Même les enfants, comme Edgar dans Brûlant secret , peinent à supporter ce poids indéfinissable et obscur d’angoisses qui est en eux. Qui les délivrera ? « Il lui semblait que toute l’obscurité inquiétante de cette nuit confuse était descendue en lui et lui écrasait la poitrine », a-t-il écrit à son sujet. La part de l’ombre, innée en Stefan Zweig, a été la plus forte. Les circonstances historiques ont rassemblé et décuplé ses idées noires, qui ont toujours été le fond de sa sensibilité et de son imagination. Il le reconnaissait lui-même, en écrivant à sa première femme : « Une plus forte dose d’égoïsme et de manque d’imagination m’aurait beaucoup aidé dans la vie, mais à mon âge, on ne change plus. » Son humour, son sens de l’amitié, son enthousiasme, ses admirations, ses voluptés même, n’ont pu enrayer la chute.
Quand il meurt, les références à un autre suicide littéraire se répètent dans les commentaires. Les journalistes et les écrivains évoquent le suicide romantique de Heinrich von Kleist – sur lequel Zweig a écrit un de ses plus beaux essais – et comparent Lotte à Henriette Vogel, la jeune compagne que le poète allemand entraîna dans la mort. Le sacrifice de cette épouse qui, à trente-quatre ans, horrifiée à l’idée de survivre, choisit délibérément de suivre son mari dans l’au-delà, frappe évidemment les imaginations. Mais personne ne songe à rappeler la cohorte des suicidés de son œuvre.
« Pourquoi n’avez-vous pas suivi l’exemple de notre maître [Goethe] qui, alors que l’ennemi occupait son pays, était à sa porte même, étudiait la géologie de la Chine ? », se lamente Emil Ludwig, In memoriam , dans le numéro de l’ Aufbau , journal des émigrés de langue allemande à New York, consacré à cette mort soudaine. Dans l’ensemble, ce numéro auquel ont collaboré des écrivains d’envergure, est de peu d’envergure. Il n’apporte aucune lumière sur le personnage secret et sensible que fut Stefan Zweig. Ni Lion
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