Suite italienne
de nerfs d’une finesse quasi animale.
Sa prière achevée, Rodrigue Borgia se releva et, les sourcils froncés, fit du regard le tour de la chambre. Il ne restait vraiment rien qui permît d’arranger, si peu que ce soit, la couche mortuaire. Alors, s’approchant du cadavre de son oncle, il le souleva dans ses bras et l’emporta jusque dans la basilique Saint-Pierre, déserte à cette heure de la nuit et close. Mais, cardinal et vice-chancelier de l’Église, Rodrigue savait comment entrer sans demander la permission au bedeau.
Là, au moyen de ce qu’il put trouver dans la sacristie, il réussit à dresser un catafalque assez convenable sur lequel il étendit le défunt pape, revêtu des plus beaux ornements sacerdotaux que purent lui fournir les armoires. Enfin, il alluma les cierges et, s’agenouillant à nouveau, reprit sa prière.
Il s’en voulait d’avoir dû laisser le vieillard se débattre seul, à son heure dernière, avec les affres de l’agonie. Mais Calixte lui-même l’avait exigé.
— Sauve ton frère, Rodrigue ! Si tu ne l’aides pas, il est perdu. Tu es plus fort que lui… plus intelligent. Il faut qu’il quitte Rome, sinon ils le tueront.
Ils ?… Rodrigue n’avait pas eu besoin de traduction. Ils, c’était Rome tout entière ou presque, Rome qui exécrait la famille du pontife et n’avait même pas attendu son dernier soupir pour se lancer à la curée.
Depuis qu’Alfonso de Borja de Torreta, cardinal de Valence, avait coiffé la tiare sous le nom de Calixte III, il n’avait eu au monde que deux passions : la croisade qu’il voulait lever contre le Turc implanté (depuis 1453) dans Constantinople écrasée, et l’amour qu’il vouait à ses neveux, fils de sa sœur Isabelle.
De l’aîné, Pedro-Luis, il avait voulu faire un soldat et lui en avait donné tous les moyens : capitaine du château Saint-Ange, préfet de Rome, gonfalonier de l’Église, seigneur de Terni, de Spolète, d’Orvieto, Pedro-Luis pouvait être un chef…
À Rodrigue, le prélat avait réservé les dignités ecclésiastiques. À dix-sept ans, il l’avait fait, venir de sa petite ville natale de Jativa, en Espagne, près de Valence, pour lui faire donner une éducation juridique. Puis, devenu pape, il avait fait pleuvoir sur lui les honneurs : à vingt-quatre ans, Rodrigue devenait cardinal, au titre de Saint-Nicolas-in-Carcere, puis vice-chancelier. Autrement dit, on l’avait revêtu de la plus éminente dignité après celle du pape, dont il était « l’œil droit ».
Intelligent, fin diplomate, doué d’une voix envoûtante et d’un réel talent oratoire, Rodrigue n’avait pas déçu Calixte. Mais Pedro-Luis, soudard sans finesse, ne tarda pas à se faire haïr par ses brutalités et ses exactions. Aussi, à peine le peuple de Rome avait-il appris la maladie du pape qu’il s’était lancé à « la chasse aux Catalans {1} », traquant tous les serviteurs et amis des Borgia, saccageant leurs demeures et leurs palais. La puissante faction des Orsini, ennemie jurée de celle des Colonna avec qui elle se partageait les rues et les nuits de Rome, menait l’assaut et, pour le moment, elle avait le dessus.
À trois heures du matin, ce même 6 août 1458, Rodrigue, aidé par son ami, le cardinal vénitien Barbo, qui lui avait fourni une escorte Colonna, réussit à faire sortir de Rome Pedro-Luis et l’accompagna jusqu’à mi-chemin d’Ostie, où l’aîné des Borgia espérait retrouver une galère chargée de ses biens les plus précieux. Puis il l’abandonna à son sort pour revenir courageusement dans Rome. Ce fut pour trouver Calixte mort et dans l’état que l’on sait.
Rodrigue savait bien qu’il risquait sa vie, que la première bande de pillards venue pouvait le reconnaître et le massacrer. Mais il savait aussi qu’aucune force humaine ne lui ferait quitter cette ville où il avait été le second personnage, où il avait presque régné, où il espérait régner encore. Qu’il s’enfuie comme Pedro-Luis et c’en serait fait de l’œuvre de Calixte et de l’implantation victorieuse des Borgia sur la terre italienne…
Suspendues au-dessus du trône pontifical, les armes du défunt pontife brillaient doucement sous la lumière incertaine des cierges. Taureau d’or sur champ de gueules ! Et Rodrigue pensa que jamais elles ne lui avaient mieux convenu. Le taureau ne cesse le combat que lorsque la dernière goutte de son sang a coulé sur le sable…
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