Suite italienne
s’il cherchait à les empêcher d’atteindre les côtes de Toscane, que l’on apercevait parfois, presque à portée de la main, entre les déchirures du brouillard.
Debout dans la chambre de poupe avec ses familiers, le cardinal-légat Rodrigue Borgia s’efforçait, au fond de sa mémoire encombrée par le langage trompeur des diplomates et les ruses de l’agent secret, de retrouver les prières naïves de son enfance.
Un an ! Un an qu’il avait quitté Rome à la demande du nouveau pape, Sixte IV, pour s’en aller démêler en Espagne les affaires d’un jeune couple princier aux dents longues. Un an qu’il avait quitté son voluptueux palais de la Zecca, sa belle Vannozza qui venait tout juste de faire une fausse couche, pour retourner, par ordre, au pays natal. Et voilà qu’au retour, le pays d’adoption semblait vouloir lui interdire l’accès de ses côtes. Dieu se déclarait-Il contre lui, par cette tempête qui martelait son navire comme les coups d’un bélier géant, y semant l’épouvante ? Tout avait si bien marché jusqu’à présent… mais peut-être Dieu n’aimait-Il pas les conseils qu’il avait laissés derrière lui ?
L’Espagne connaissait, en effet, au moment de son départ, des difficultés certaines. Son roi, Henri IV, était un homme étrange. On l’appelait le Roi sauvage, ou Henri l’Impuissant, et il n’avait, pour recueillir sa couronne, qu’une fille, mais cette fille, les mauvaises langues en attribuaient la paternité à son favori, Beltran de la Cueva. Sans la moindre preuve d’ailleurs, mais ce mauvais bruit permettait à la jeune sœur d’Henri, Isabelle, de se poser en héritière du trône.
Or, Isabelle, pieuse, austère, ambitieuse et rusée, avait réussi un coup de maître en épousant son cousin (et ennemi héréditaire) Ferdinand d’Aragon. À présent elle voulait la couronne, d’autant plus acharnée que son frère, à l’annonce du mariage, avait proclamé la légitimité de sa fille, cruellement surnommée « la Beltraneja ».
Alors, le nouveau pape avait envoyé Monseigneur Borgia comme le plus apte à ramener l’ordre.
C’était un homme étrange que Sa nouvelle Sainteté, rien de comparable à l’élégant Paul II, mort de la peste en août 1471. Un ancien moine de petite extraction, Francesco de La Rovere, mais ambitieux au-delà du possible, autoritaire et tyrannique. Au physique, un petit homme trapu, dur comme une bille de bois malgré l’onctuosité des graisses, un nez d’aigle et des yeux assortis. Au moral, un fauve féodal, avide d’argent et de gloire mais parfaitement dépourvu de scrupules. En résumé, un bien curieux prêtre, n’aimant que le pouvoir et ses deux neveux : Piero Riario et Giuliano de La Rovere. Et c’était lui pourtant que Borgia avait poussé au pontificat parce qu’il espérait en obtenir beaucoup. Et de fait, il en obtenait beaucoup.
En Espagne, Borgia avait été reçu comme un prince par le pauvre roi. Mais il avait aussi vu Isabelle, il avait vu Ferdinand, et il avait fait son choix. Certes, il avait œuvré à la réconciliation des deux partis : Isabelle et son frère s’étaient embrassés. Mais… mais le beau cardinal avait en partant laissé quelques conseils : pourquoi ne pas célébrer cette réconciliation par des fêtes, un grand festin, par exemple ? Un festin à la suite duquel le roi, qui mangeait toujours énormément, pourrait souffrir d’indigestion {2} .
En attendant, l’aimable négociateur revenait vers Rome chargé de présents par le roi… et de promesses par Ferdinand et Isabelle. De belles promesses : le jour du couronnement, le jeune Pedro-Luis, l’enfant espagnol de Borgia, recevrait le titre perpétuel et héréditaire de duc de Gandia. Mais tout cela ne serait-il que fumée par la faute d’une mer qui semblait vouloir lui interdire le retour au pays ?
Il était temps peut-être de faire sa paix avec Dieu, dont la lourde main était dressée au-dessus de lui. Déjà, l’une des trois galères venait de sombrer, noyant cent quatre-vingt-douze personnes dont trois évêques, la deuxième avait disparu derrière des montagnes d’eau grise, et le maître de la troisième venait aux genoux du légat, implorant l’absolution « in articulo mortis ».
— La quille est rompue, Monseigneur, et nous ne gouvernons plus.
Alors, Borgia se laissa tomber à genoux auprès de cet homme simple qui n’avait rien à se reprocher.
Durant des heures, le
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