Talleyrand, les beautés du diable
Julienne, car je savais qu’elle en avait un, mais en touchant sa main pour l’aider dans l’obscurité du corridor, je reconnus Julienne elle-même... Elle entra dans ma cellule, le bonnet de coton qui couvrait sa tête blonde tomba à ses pieds, et les plus beaux cheveux couvrirent en même temps tout son visage.
— En empruntant ses habits, j’ai raconté à mon frère que j’étais à un bal de noce où je passerais la nuit, explique Julienne, je lui ai dit...
Mais assez de bavardages inutiles ! Talleyrand emmena très vite la jolie piqueuse dans un coin de sa soupente où elle ne fut d’ailleurs plus en état de fournir la plus petite explication.
— Je sautai de joie malgré mon mal, dit-il et j’empêchai sa bouche de poursuivre...
Malgré ces quelques instants torrides connus au fond d’un grand placard du séminaire ou renouvelés de temps à autre dans une modeste chambre de la rue du Gindre mise à la disposition des tourtereaux par une bonne amie de Julienne, le jeune homme ne se lança pas dans une grande aventure sentimentale. Parce que si la dentellière de ses premiers émois ne manquait pas d’un certain piquant, s’agissant de la conversation elle était peu pointue. Or, Charles Maurice aimait beaucoup à bavarder...
— La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, constatait-il.
— Ah ! soupirera un jour madame de Staël, si sa conversation pouvait s’acheter, je m’y ruinerais.
Le rencontrant à cette époque de sa jeune vie, au château de Sillery, Félicité de Genlis – celle-là même qui fut la maîtresse du duc Philippe d’Orléans-Égalité – observa pourtant qu’il était pâle, silencieux, voire taciturne.
Mais on l’eût été à moins.
Aujourd’hui, au XXI e siècle, un enfant sans parents est fréquemment placé en famille d’accueil. Charles Maurice, au mi-temps du XVIII e , bien que nanti d’un père et d’une mère, fut trimballé d’un endroit à l’autre. Mais c’était la tradition, à cette époque, dans l’aristocratie. La jeune accouchée avait à peine le temps de reprendre ses esprits qu’on lui avait subtilisé son bébé. Direction la nourrice !
— Un mari qui aurait osé consentir que sa femme allaitât son enfant aurait été un homme perdu, remarquait alors Jean-Jacques Rousseau. On en aurait fait un assassin voulant se défaire d’elle.
Et un peu plus loin, dans son Émile , il ajoutait :
— Témoigner de la tendresse à un enfant n’était pas bienséant et dénotait un manque de savoir-vivre.
Évidemment, on est ici très éloigné de Françoise Dolto !
— C’est de ma jeunesse que tout se déduit, racontera Talleyrand en véritable précurseur du docteur Freud. La manière dont se passent nos premières années influe sur toute notre vie, et si je vous disais de quelle façon j’ai vécu mon enfance, vous arriveriez à moins vous étonner de beaucoup de choses... D’abord, il faut que vous sachiez que je n’ai pas passé une nuit sous le toit de ma mère...
Là, il exagère.
Parce que s’il est vrai qu’il n’a guère été dorloté dans le cocon familial, il n’en fut pas pour autant rejeté comme un malpropre. Ainsi, par exemple, on sait qu’il partageait le toit familial durant certain carême et qu’à cette occasion son père lui demanda un grand service.
Cette histoire est fort singulière : le comte Charles Daniel de Talleyrand et son épouse s’étaient en effet aperçus, mais un peu tard, que, croyant avoir mangé du thon, ils avaient en réalité englouti le contenu d’un baril de porc salé. Du porc salé en plein carême ! La damnation risquait d’être éternelle, évidemment ! Même si le cochon avait été gloutonné de bonne foi ! Bourrelé de remords, tenaillé par l’angoisse, ni l’un ni l’autre n’osait aller confesser son fatal péché. Mais lui, le petit pied bot, pourquoi n’irait-il pas trouver Son Éminence pour lui demander ce qu’il convenait de faire dans une telle situation dramatique ? Et nul doute qu’avec une bourse bien garnie à la clef – pour ses bonnes oeuvres ! – le prélat deviendrait plus compréhensif pour donner son absolution et réconcilier les pécheurs avec le Ciel.
La bourse des mangeurs de porc ? Inutile de dire que le gamin Charles Maurice se garda bien d’en verser le contenu dans les troncs de l’archevêché. Il dilapida simplement l’argent du culte et tout le temps dont il disposait à
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