Talleyrand, les beautés du diable
premier...
Du savoir-faire ? Assurément monsieur de Clerval n’en manquait pas. Rien d’étonnant, donc, à ce que Charles Maurice ait pu sympathiser avec lui. Il le trouvait spirituel, primesautier, malicieux, autant de qualités qu’il n’était pas accoutumé à rencontrer chez la plupart de ses jeunes coreligionnaires ensoutanés. Est-ce que Clerval n’avait pas osé célébrer sa première messe en compagnie de sa maîtresse, madame de Rochechouart, déguisée en enfant de choeur ?
Quand l’ordinaire du séminaire n’était pas à leur goût, à savoir les jours maigres ou en période de carême, les deux complices s’esquivaient discrètement et filaient acheter une volaille chez un rôtisseur de la rue Mazarine, un poulet gras qu’ils allaient ensuite dévorer à belles dents dans le petit boudoir de Luzy la frétillante.
— Gardez-vous bien de jeter les pilons par les fenêtres car je ne tiens pas à ce que l’on me prenne pour Ninon de Lenclos ! s’amusait alors la théâtreuse.
Luzy, qui avait une bonne mémoire, se souvenait en effet de cette étonnante aventure survenue à la grande courtisane du XVII e siècle que Charles Maurice lui avait narrée par le menu.
— Allongé mollement sur le lit de Ninon, le comte de Choiseul avait englouti une volaille. Trop dolent pour le moindre effort, il s’était contenté de jeter les rogatons de la bestiole par la croisée. Or, à cet instant, un moine passait par là. Et il prit tout sur la calotte ! À l’époque, l’affaire fit d’autant plus de bruit à la Cour que l’on était en pleine semaine sainte.
— C’est scandaleux ! avait hurlé la reine Anne d’Autriche. Il ne suffit pas à cette femme d’être une galante, il faut maintenant qu’elle tombe dans l’impiété ! Qu’on l’enferme dans le couvent qu’elle choisira !
— Fort bien, avait répondu Ninon au pied du mur, je choisis un couvent d’hommes.
— Non ! avait alors vitupéré la reine, rouge de colère. Qu’on l’emmène au couvent des filles repenties !
— Non, je n’irai pas, avait calmement répliqué la croqueuse de poulet. Je n’irai pas dans ce couvent, car je ne suis ni fille ni repentie !
Cette histoire faisait le bonheur de Charles Maurice, lui qui avait très vite appris à « caresser le scandale et à mépriser l’opinion des honnêtes gens », selon le mot du baron de Vitrolles.
Talleyrand était bel et bien en passe de devenir un grand caresseur.
Chapitre deux
Licencié et licencieux
Le 28 mai 1774, dans l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Talleyrand reçoit les quatre ordres mineurs. Cette année-là, il vient de « prendre ses vingt ans », comme on dit dans le Périgord profond. Conférés par l’évêque de Quimper, ces ordres mineurs faisaient donc de lui un portier, un acolyte, un lecteur et un exorciste. On a peine à l’imaginer portier. Il ne sera jamais l’acolyte de qui que ce soit. Lecteur, soit, cela n’était pas fait pour lui déplaire. Quant au chapitre de l’exorcisme, le Diable boiteux était sans doute mieux placé que quiconque pour s’entretenir habilement avec son homologue aux pieds fourchus. Jusqu’à un certain point, cependant, comme on le verra bientôt...
C’est à cette époque, aussi, qu’il est reçu chez une diablesse.
Chez madame du Barry, en l’occurrence, la favorite de Louis XV aux cheveux si blonds et si longs et aux reins d’une rare souplesse. Rare à ce point, disaient les mauvaises langues du temps, qu’elle pouvait se permettre de faire tous les soirs le saut de l’anguille dans le lit de l’arrière-petit-fils du Roi-Soleil. À la veille d’être veuve de son amant royal (le 10 mai 1774), entre deux frémissements crapuleux, la jolie Jeanne se plaisait à recevoir, à Versailles, tout ce que Paris comptait de jeunes gentilshommes sémillants et promis à un bel avenir. Et ce fut ainsi qu’en compagnie de Lauzun, Narbonne, Choiseul-Gouffier et des autres, Charles Maurice eut un jour le bonheur d’être admis dans les appartements de « la dame au dos cambré, aux yeux bleus, au rire piquant et à la bouche mutine ».
— Quel bel après-midi ! se souvient un invité. La conversation courait, alerte et dégantée. Et puis arriva le moment où l’on glissa sur un sujet scabreux : le peu de résistance qu’opposaient les femmes d’alors aux entreprises d’amour. Charles Maurice de Talleyrand semblait absent de ces propos. Était-ce vertu,
Weitere Kostenlose Bücher