Terribles tsarines
Cette fois, pense-t-elle, sera la bonne. La grossesse paraissant se dérouler correctement, elle estime qu'il serait sage d'éloigner Serge Saltykov, dont les services ne sont plus nécessaires. Toutefois, par égard pour le moral de sa bru, l'impératrice consent à garder l'amant en réserve, du moins jusqu'à l'accouchement.
Certes, en songeant à cette naissance prochaine, Élisabeth regrette qu'il s'agisse d'un bâtard, lequel, bien qu'héritier en titre de la couronne, n'aura plus dans les veines une seule goutte du sang des Romanov. Mais cette tromperie généalogique, dont nul, bien entendu, ne sera informé, vaut mieux, juge-t-elle, que l'installation sur le trône du pauvre tsarévitch Ivan, aujourd'hui âgé de douze ans et prisonnier à Riazan, d'où l'on doit le transférer, comme prévu, à Schlüsselburg. Feignant de croire que l'enfant à venir est le légitime rejeton de Pierre, elle entoure de soins cette mère adultère dont elle ne peut plus se passer. Partagée entre le remords d'une gigantesque supercherie et la fierté d'avoir ainsi préservé la pérennité de la dynastie, elle voudrait crier son indignation à cette fieffée roublarde,qui cependant témoigne d'une sensualité, d'une amoralité et d'une audace si proches des siennes ! Mais il lui faut se contenir à cause des historiens de demain, qui jugeront son règne. Aux yeux de la cour, Sa Majesté attend, avec un pieux espoir, que sa bru très affectionnée mette au monde le premier fils du grand-duc Pierre, fruit providentiel d'un amour béni par l'Église. Ce n'est pas une femme qui va accoucher, mais la Russie entière qui se prépare à donner le jour à son futur empereur.
Durant des semaines, Élisabeth loge dans l'appartement voisin de la pièce où la grande-duchesse attend la délivrance. Au vrai, si elle veut se tenir tout près de sa belle-fille, c'est surtout pour empêcher que l'entreprenant Serge Saltykov ne lui rende de trop fréquentes visites, ce qui ferait jaser. Dès à présent, elle envisage l'envoi dans quelque poste éloigné de ce géniteur devenu indésirable. Quant à l'avenir sentimental de sa bru, Élisabeth n'y songe pas encore. Que Catherine se contente d'accoucher ! Et qu'elle donne un garçon au pays ! Une fille compliquerait tout ! Plus tard, on avisera ! Jour après jour, la tsarine fait des calculs, interroge les médecins, consulte les voyantes et prie devant les icônes.
Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1754, après neuf ans de mariage, Catherine ressent enfin les premières douleurs. Immédiatement, l'impératrice, le comte Alexandre Chouvalov et le grand-duc Pierre se précipitent pour assister au travail. Le 20 septembre 1754, à midi, en voyant apparaître, dans les mains de la sage-femme, le bébé encoregluant et maculé de sang, Élisabeth exulte : Dieu soit loué, c'est un mâle ! Elle a déjà choisi son prénom : ce sera Paul Petrovitch (Paul, fils de Pierre). Lavé, emmailloté, ondoyé par le confesseur de Sa Majesté, le nouveau-né ne reste qu'une minute dans les bras de sa mère. C'est à peine si elle a le temps de l'embrasser, de le palper, de le humer. Il ne lui appartient déjà plus : il appartient à la Russie, ou plutôt à l'impératrice ! Laissant derrière elle la grande-duchesse exténuée et gémissante, Élisabeth emporte le petit Paul, en le serrant dans ses bras, comme un butin chèrement acquis. Désormais, elle le gardera dans ses appartements privés, sous sa seule surveillance. Elle n'a plus besoin de Catherine. Ayant accompli son office de pondeuse, la grande-duchesse a perdu tout intérêt. Elle pourrait retourner en Allemagne que nul ne s'en soucierait au palais.
Penchée sur le berceau, Élisabeth scrute avec angoisse le visage chiffonné du nourrisson. Aucun « air de famille » n'est décelable à cet âge-là. Et c'est tant mieux ! D'ailleurs, qu'il ressemble à l'amant de Catherine ou à son mari, le résultat est le même. A dater d'aujourd'hui, il est indifférent que le grand-duc Pierre, ce macaque prétentieux, continue à encombrer le palais. Qu'il vive ou qu'il disparaisse : la succession est assurée !
Au-dessus de la ville, les canons tonnent, les cloches carillonnent allégrement ; dans sa chambre, encore toute chaude du remue-ménage de l'accouchement, Catherine pleure d'être une fois de plusabandonnée ; et non loin d'elle, derrière la porte, le grand-duc, entouré des officiers de son régiment holsteinois, vide verre sur
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