Terribles tsarines
humain que résidela sagesse. Il a suffi qu'elle prenne connaissance des premiers travaux de Lomonossov pour comprendre que, ce qu'il y aura de plus important dans son règne, ce ne seront ni les monuments, ni les lois, ni les nominations de ministres, ni les conquêtes militaires, ni les fêtes avec leurs feux d'artifice, mais la naissance de la vraie langue russe. Personne encore autour d'elle ne devine que, sous une apparence quotidienne, le pays est en train de vivre une révolution. Ce qui change imperceptiblement, ce ne sont pas les esprits ou les mœurs, c'est la manière de choisir et d'agencer les mots, d'exprimer sa pensée. Délivrée de la gangue ancestrale du slavon d'église, la parole russe de l'avenir prend son essor. Et c'est le fils d'un pêcheur du Grand Nord qui, par ses écrits, lui donne ses lettres de noblesse.
Si la chance de Lomonossov est d'avoir eu Élisabeth pour l'aider dans sa prodigieuse carrière, la chance d'Élisabeth est d'avoir eu Lomonossov pour créer, dans son ombre, la langue russe de demain.
1 Cf. Henri Troyat : Catherine la Grande, et Bilbassov : Catherine II.
2 Cf. Daria Olivier, op. cit.
X
SA MAJESTÉ ET LEURS ALTESSES
Tour à tour sollicitée, en cette année 1750, par les événements du monde extérieur et par ceux de sa famille, Élisabeth ne sait plus où donner de la tête. A l'instar de l'Europe livrée aux rivalités et aux convulsions, le couple grand-ducal vit cahin-caha, sans directive ferme et, semble-t-il, sans projet d'avenir. La grossièreté de Pierre éclate à la moindre occasion. L'âge, qui devrait assagir sa gaminerie et sa maniaquerie, ne fait que les exacerber. A vingt-deux ans, il en est encore à s'amuser avec des marionnettes, à diriger, revêtu de l'uniforme prussien, la parade de la petite troupe holsteinoise réunie à Oranienbaum et à organiser un conseil de guerre pour condamner, dans les formes, un rat à la pendaison. Quant aux jeux de l'amour, il y pense de moins en moins. S'il continue de se vanter, devant Catherine, de ses prétendues liaisons galantes, il se garde bien de la toucher, fût-ce du bout des doigts. On dirait qu'elle lui faitpeur, ou qu'elle lui répugne, justement parce qu'elle est une femme et qu'il ignore tout de ce genre de créature. Frustrée et humiliée, nuit après nuit, elle s'étourdit en lisant les romans français de Mlle de Scudéry, L'Astrée d'Honoré d'Urfé, le Clovis de Desmarets, les Lettres de Mme de Sévigné ou — suprême audace ! — les Vies des dames galantes de Brantôme. Quand elle est lasse de tourner les pages d'un livre, elle s'habille en homme, à l'exemple de l'impératrice, va chasser le canard au bord des étangs ou fait seller un cheval et galope sans but, le visage au vent, pour se détendre les nerfs. Par un reste de décence, elle feint de monter en amazone, mais, à peine se croit-elle hors de vue qu'elle se campe à califourchon. Dûment avertie, l'impératrice déplore cette habitude cavalière qui, selon elle, pourrait être cause de la stérilité de sa bru. Catherine ne sait si elle doit rire ou s'agacer d'une telle curiosité autour de son ventre.
Si le grand-duc la dédaigne, d'autres hommes lui font la cour, assez ouvertement. Même son mentor attitré, le très vertueux Tchoglokov, s'est radouci et lui glisse de temps à autre un compliment salace. Sensible autrefois au charme des Tchernychev, elle subit à présent avec plaisir les assiduités d'un nouveau membre de la famille, prénommé Zahar, qui vaut bien les précédents. A chaque bal, Zahar est là, qui la dévore des yeux et attend le moment de danser avec elle. Ils échangent même, dit-on, des billets doux. Élisabeth veille au grain. Au beau milieu de l'amourette, Zahar Tchernychev reçoitl'ordre impérial de rejoindre immédiatement son régiment, cantonné loin de la capitale. Mais Catherine n'a guère le temps de regretter son départ, car presque aussitôt il est avantageusement remplacé à ses côtés par le séduisant comte Serge Saltykov. Descendant d'une des plus anciennes familles de l'empire, admis parmi les chambellans de la petite cour grand-ducale, il a épousé une demoiselle d'honneur de l'impératrice et en a eu deux enfants. Il est donc de la race des « vrais mâles » et brûle de le prouver à la grande-duchesse, mais la prudence le retient encore sur la pente. La nouvelle surveillante et camériste du couple, Mlle Vladislavov, adjointe aux Tchoglokov, informe Bestoujev et
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