Terribles tsarines
verre à la santé de « son fils Paul ». Quant aux diplomates, Élisabeth se doute qu'avec leur causticité habituelle ils s'amuseront, chacun dans leur coin, à commenter l'étrange filiation de l'héritier du trône. Mais elle sait aussi que, même si on n'est pas dupe dans les chancelleries de ce tour de passe-passe, personne n'osera dire tout haut que le petit Paul Petrovitch est un bâtard et que le grand-duc Pierre est le plus glorieux cocu de Russie. Or, c'est cette adhésion tacite des contemporains à une contre-vérité qui peut la transformer en certitude pour les générations futures. Et Élisabeth tient par-dessus tout au jugement de la postérité.
A l'occasion du baptême, Élisabeth décide de témoigner sa satisfaction à la mère en lui faisant présenter sur un plateau quelques bijoux et un ordre de payer à son nom la somme de cent mille roubles : le prix d'achat d'un héritier authentique. Puis, estimant qu'elle lui a suffisamment marqué sa sollicitude, elle ordonne, par mesure de décence, d'expédier Serge Saltykov en mission à Stockholm. Il est chargé de porter au roi de Suède l'annonce officielle de la naissance, à Saint-Pétersbourg, de Son Altesse Paul Petrovitch. Pas une seconde elle ne tique sur l'étrange démarche de ce père illégitime allant quêter les congratulations destinées au père légitime de l'enfant. Combien de temps durera le voyage ? Élisabeth ne le précise pas et Catherineen est désespérée. Pures simagrées de petite femme en mal d'affection ! tranche la tsarine. Elle a connu trop d'aventures sentimentales ou sensuelles dans sa vie pour s'attendrir sur celles des autres.
Tandis que Catherine se lamente dans son lit en attendant le signal des « relevailles », Élisabeth multiplie les réceptions, les bals et les banquets. On n'en finit pas de célébrer, au palais, un événement qu'on espérait depuis bientôt dix ans. Enfin, le 1 er novembre 1754, quarante jours après les couches, le protocole exige que la grande-duchesse reçoive les félicitations du corps diplomatique et de la cour. Catherine accueille les invités à demi allongée sur un lit d'apparat en velours rose à broderies argent. La chambre a été richement meublée et illuminée pour l'occasion. La tsarine elle-même est venue inspecter les lieux avant la cérémonie pour voir si rien ne clochait. Mais, aussitôt après la séance des hommages, elle fait remporter les meubles et les candélabres superflus ; selon ses instructions, le couple grand-ducal retrouve ses appartements habituels au palais d'Hiver. Une manière déguisée de signifier à Catherine que son rôle est terminé et que, dorénavant, la réalité va remplacer le rêve.
Inconscient de ce branle-bas familial, Pierre retourne à ses jeux puérils et à ses beuveries, tandis que la grande-duchesse affronte le remplaçant de son ancien mentor, Tchoglokov, décédé entre-temps. Le nouveau « maître de la petite cour », dont elle pressent le caractère fouineur et tatillon, est lecomte Alexandre Chouvalov, le frère d'Ivan. Dès son entrée en fonctions, il cherche à gagner la sympathie des habitués du ménage princier, cultive l'amitié de Pierre et applaudit à sa passion inconsidérée pour la Prusse. Épaulé par lui, le grand-duc ne connaît plus de limites à sa germanophilie, fait venir de nouvelles recrues du Holstein et organise, dans le parc du château d'Oranienbaum, un camp retranché qu'il nomme Peterstadt. Pendant qu'il s'amuse ainsi à se prendre pour un officier allemand, commandant à des troupes allemandes sur une terre qu'il voudrait allemande, Catherine, plus esseulée que jamais, sombre dans la neurasthénie. Comme elle le redoutait au lendemain de son accouchement, Serge Saltykov, après une brève mission en Suède, est envoyé, en qualité de ministre résident de Russie, à Hambourg. Bien que détestant son fils adoptif, la tsarine tient à couper les ponts entre les deux amants. En outre, c'est tout à fait exceptionnellement qu'elle autorise Catherine à voir son bébé. Belle-mère possessive, elle monte la garde à côté du berceau et ne tolère aucune réflexion de la grande-duchesse sur la façon d'élever l'enfant. A croire que la vraie mère du petit Paul n'est pas Catherine mais Élisabeth, que c'est elle qui l'a porté neuf mois dans son ventre et qui a souffert pour le mettre au monde.
Dépossédée, découragée, Catherine cherche à oublier sa disgrâce en lisant avec
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