Thorn le prédateur
recruta une femme du village pour me servir de nourrice
jusqu’à ce que j’eusse l’âge d’être sevré. Bien que cela semble difficile à admettre,
aucune de ces trois personnes, pourtant instruites de la vérité à mon sujet,
n’en toucha jamais mot à quiconque, que ce fût au monastère ou en dehors.
Lorsque j’atteignis quatre ans, une épidémie de peste frappa le royaume
burgonde. Le mal fit périr à la fois l’abbé, l’infirmier et la femme qui
m’avait nourri. Je n’ai donc conservé d’eux qu’un très vague souvenir.
L’évêque de Lyon, Patiens, nomma au monastère de
Saint-Damien le Martyr un nouvel abbé. Dom Clément, issu du séminaire de
Condat, me prit naturellement pour le jeune garçon que je semblais et croyais
être moi-même. Les autres moines continuèrent à faire de même, ainsi que les
gens du village épargnés par la peste. Aussi personne, dans le petit monde où
je vivais, ne remarqua ni ne suspecta jamais mon équivoque nature ; pas
même moi, au cours des huit années qui suivirent. Jusqu’à ce que le libidineux
Frère Pierre ne découvrît accidentellement le pot aux roses, à son intense
jubilation.
Si la vie au monastère n’était pas des plus faciles, elle
n’était pas pour autant insupportable. Saint-Damien n’adhérait pas, en effet,
aux règles d’abstinence et de strict ascétisme prônées par les antiques
communautés de cénobites d’Afrique, d’Égypte ou de Palestine. La rigueur de
notre climat plus septentrional et l’exigence physique des tâches que nous
accomplissions impliquaient que nous soyons mieux nourris ; l’hiver, il
nous fallait du vin pour nous réchauffer, et l’été, de la bière ou de l’ale
pour nous rafraîchir. Les terres de l’abbaye produisant ces denrées en grande
quantité, ni notre abbé ni notre évêque n’avaient jugé utile de nous en priver.
De même, notre travail était si rude que pour la plupart, nous éprouvions au
moins une fois par semaine le besoin de nous débarrasser de notre sueur et de
la crasse. Tous hélas, ne se pliaient pas aux mêmes règles d’hygiène. Les
frères qui, ne se lavant que rarement, dégageaient le reste du temps une
entêtante odeur de bouc, affirmaient cérémonieusement s’en tenir au dicton de
saint Jérôme, lequel stipule que « la propreté de la peau masque la saleté
de l’âme ».
Si tous les frères se conformaient assez scrupuleusement aux
deux principaux préceptes de la vie monacale dont le premier, l’Obéissance, est
fondé sur le second, l’Humilité, ils avaient en revanche le plus grand mal à
respecter le troisième : l’Amour du Silence. Les tâches variées auxquelles
ils s’adonnaient requérant une communication abondante, ils n’étaient point
enclins au mutisme, même si l’on décourageait toute conversation superflue
après vêpres.
Certains ordres monastiques ajoutent à ces exigences le vœu
de pauvreté ; à Saint-Damien toutefois, cette condition allait simplement
de soi, et on la considérait moins comme une vertu que comme une absence de
vice. Lors de son admission au monastère, le néophyte devait se débarrasser de
tous les biens qu’il avait pu posséder, y compris de ses propres vêtements.
Cela fait, ses effets personnels se réduisaient alors à deux robes de bure à
capuche, l’une portée la journée, l’autre après le travail, un léger manteau
l’été, un lourd pardessus de laine pour l’hiver, des sandales d’intérieur, des
chaussures de travail ou des bottes, deux paires de chausses montant jusqu’à la
poitrine, et une ceinture de corde qu’il n’ôtait qu’en s’allongeant sur sa
paillasse, la nuit venue.
Certaines autres communautés monastiques font le vœu de
célibat, comme dans les couvents de religieuses. À Saint-Damien, cette qualité,
tout comme la pauvreté, était également tenue pour acquise. Ce n’est qu’à une
date relativement récente, soixante-dix ans environ avant la rédaction de ces
lignes, que l’Église a imposé le célibat. Mais cette exigence ne concernait
alors que les évêques, les prêtres et les diacres. Aussi, un homme entré dans
les ordres pouvait se marier tant qu’il n’était encore qu’un jeune clerc de
rang subalterne tel que par exemple un lecteur, un exorciste ou un concierge,
et procréer ensuite pendant qu’il progressait dans l’obtention des échelons
menant d’acolyte à sous-diacre ; ce n’est qu’une fois atteint le grade de
diacre
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