Tragédies Impériales
déformait l’un d’eux mais on ne voyait qu’eux dans ce visage vulgaire qu’une cicatrice zébrait au front. Malgré elle, l’impératrice frissonna quand cet étrange regard se posa sur elle.
D’ailleurs, ce furent elle et Nicolas qui se trouvèrent impressionnés car, en pénétrant dans cette pièce fastueuse, Raspoutine ne marqua aucune gêne et pas davantage à se trouver soudain en présence des maîtres de la Russie. D’un pas lourd, il s’avança vers eux et les embrassa l’un après l’autre comme des cousins de province sans que les souverains, sidérés, trouvassent seulement la force de réagir. Puis il s’approcha du lit où gémissait le tsarévitch.
Sentant une présence, le petit Alexis leva péniblement ses paupières, rencontra le regard du nouveau venu et eut un mouvement de crainte. Alors, Raspoutine prit sa main qui reposait, brûlante, sur le drap.
— N’aie pas peur, Aliocha, lui dit-il, tout va aller bien maintenant. Regarde-moi !… Regarde-moi bien ! Tu n’as plus mal, tu n’as plus mal du tout…
Il fit des passes magnétiques, rejeta le drap et prit entre ses grosses mains la jambe douloureuse puis, finalement, ordonna à l’enfant de dormir :
— Demain, tout sera fini, dit-il.
Puis, se tournant vers Alexandra, qui déjà retombait à genoux :
— Croyez dans mes prières et votre enfant vivra, dit-il.
Fut-ce une coïncidence ou l’effet d’un réel pouvoir, toujours est-il que, le lendemain, l’enfant allait mieux. Le genou désenflait… Et Alexandra, à demi folle de joie, secouée des sanglots de la délivrance, cesserait de s’appartenir pour ne plus voir le monde que par les yeux du staretz, de l’homme de Dieu qui avait guéri son fils. Très vite, elle ne serait plus qu’un instrument entre ses grosses mains… et, avec elle, toute la Russie.
L’extraordinaire faveur dont jouit aussitôt Raspoutine se répandit à travers Saint-Pétersbourg à la vitesse d’une traînée de poudre, grâce, en grande partie, aux récits lyriques répandus par la grande-duchesse Anastasia et sa sœur Militza. Puis, débordant la capitale de Pierre le Grand, la nouvelle gagna Moscou et les autres villes de la Sainte Russie.
Bientôt, la maison du « saint homme » fut assiégée, de jour comme de nuit, par une foule de solliciteurs et de malades. Chargés de présents, ils s’entassaient dans l’antichambre du grand appartement, situé au 64 de la Gorokhovaïa, où Raspoutine s’était installé en compagnie d’une parente, Dounia, qui tenait son ménage et canalisait les visiteurs. Il y avait souvent queue jusque dans la rue, mais il fut bientôt davantage question de trafic d’influence que de guérisons.
Ce tsar, cette tsarine, à peu près « aussi inaccessibles que le mikado dans son temple-palais » – ainsi que le leur avait reproché un jour le grand-duc Serge –, ne l’étaient pas pour ce grossier paysan. Bien plus, il les gouvernait. Les désirs d’un moujik crasseux avaient force de loi et, si parfois, ses conseils marqués au coin d’un certain bon sens populaire pouvaient apporter un allégement à la vie plus que difficile du peuple russe, la plupart du temps, Raspoutine s’occupait de distribuer places, pensions et bénéfices à ceux qui lui plaisaient, ou au plus offrant, à moins que ce ne soit encore pour les faveurs d’une femme qui avait su le séduire. Ce fut donc la ruée chez lui, et aucun ministre ne put être certain de garder sa place ou son portefeuille, à moins d’entretenir les meilleures relations avec le staretz.
Mais les solliciteurs n’étaient pas les seuls habitués de l’appartement parfumé au beurre rance et à la soupe aux choux. Dans la salle à manger, qui faisait suite à l’antichambre, s’entassaient visiteurs de marque et, surtout, visiteuses.
Les dames se pressaient autour du samovar, poussées par la curiosité ou par une trouble dévotion. Elles tenaient essentiellement à voir en lui un saint, même au travers des étranges pratiques religieuses auxquelles il se livrait et les invitait à se livrer avec lui.
Ainsi, quand il avait fini sa journée, Raspoutine rejoignait ses ouailles privilégiées, s’installait dans un fauteuil à bascule, tandis que Dounia actionnait le samovar, et buvait son thé en bavardant avec toutes ces dames. Puis, la dernière goutte ingurgiée, il attirait à lui, presque chaque fois, l’une de ses visiteuses, toujours jeune et belle, posait sur elle sa
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